Est-ce que c’est assez d’aimer pour élever un enfant ?
On nous a appelé les enfants rois. Paraît qu’on sait moins vivre que ceux d’avant, on parle mal et on ne respecte rien.
C’est drôle parce que moi, quand je vais au théâtre, il a toujours les cheveux gris celui qui parle au mauvais moment.
Est-ce que c’est assez d’aimer pour élever un enfant ?
Je trouve que souvent on se dit que tout est une question de plaisir. Et comme on dit, il faut pas bouder son plaisir. Et moi je dis que tous les plaisirs ne se valent pas.
Et que des fois ça fait plaisir, mais que c’est pas vraiment plus sain pour autant.
Je pense que des fois on se fait plaisir à se faire mal.
Moi, en tout cas, je suis comme ça.
Est-ce que c’est assez d’aimer pour élever un enfant ?
Je connais l’autoroute 15 comme si elle m’avait enfantée. Aujourd’hui encore, quand j’y conduis, je n’ai même pas besoin d’y penser. Chaque courbe est naturelle. Quand on quitte les sapins et les collines et qu’on aperçoit le M géant et jaune de la porte du Nord je pense à avant, à quand j’étais une enfant.
Quand mon père conduisait, il essayait de me faire passer le temps. Je rêvais d’avoir une télé dans la voiture ; j’y rêvais en étant certaine que je ne verrais pas ça de mon vivant (comme quoi je n’ai pas trop le sens de l’évolution !). Bon c’est sûr qu’avec la télé, ça aurait passé plus vite, mais c’était surtout que le vendredi c’était Au Jeu(x ?). Et c’était mon émission préférée. C’était mal fait que ce soit le vendredi…
Et puis des fois il chantait. Il chantait l’arbre qui est dans ses feuilles, maluron, maluré et puis il me chatouillait pour dire que l’amour est dans le cœur, qui est dans l’oiseau, qui est dans l’œuf… Et puis je disais encore.
Mais je devais être plus jeune, je ne crois pas qu’à l’époque de Au jeu (x ?) j’aurais laissé mon père me chatouiller. Je devenais grande et grosse de façon prématurée ; vieille surtout, je vieillissais horriblement trop vite. J’aimais comme une femme, je souffrais comme une martyr, je ne savais pas jouer et j’étouffais déjà sous une putain de merdeuse de culpabilité.
Oui, je devais être plus jeune quand il me chatouillait. C’est qu’on l’a fait tellement longtemps, à tous les âges, cette route-là, que je pourrais écrire un roman juste de ces fois-là.
La fois où il y avait une tempête de neige le 23 décembre et qu’un élève m’avait dit qu’il ne pourrait pas venir me chercher. Et que j’ai pleuré dans la classe et ensuite crier parce que Mathieu riait et que je croyais qu’il riait de moi.
La fois où il m’a appris que j’aurais un frère (ou une sœur – une fois que l’autre est il est difficile de se rappeler qu’au début on ne savait pas qui il serait!). Et puis quand sa blonde a monté dans la voiture, rendus en ville, je n’étais pas capable de la féliciter parce que soudain je doutais : et si mon père m’avait fait une blague et qu’en parlant d’un bébé JE ME RIDICULISAIS. Je me rappelle clairement avoir pensé ça, que ça aurait pu être une mauvaise blague. Et je me dis qu’une enfant de sept ans ne devrait pas être si sensible au ridicule qui tue plus souvent qu’on pense.
La fois, dans l’autre sens, où il me rapportait chez moi (chez maman c’était chez moi, parce que chez papa c’était ailleurs. En tout cas, je me comprends !) et qu’on était pris dans l’inondation du 14 juillet 1987 mais qu’il devait bien me ramener parce que le bébé viendrait. Et j’ai dormi parce que je crois que c’était trop stressant de le sentir si stressé. Et le 15 juillet 1987, j’avais un frère. Et déjà je ne savais plus qu’il y avait eu un moment où je ne savais pas encore qui il était.
La fois bien sûr où il m’a annoncé que c’était fini. Qu’il se séparait. J’étais une grande fille. Grand-maman revenait de voyage ce soir là et il fallait ne rien dire. Et j’avais pourtant tellement de peine et de peur qui condensaient dans ma gorge. Comme si de rien n’était devant grand-maman.
La fois où ses amis avaient organisé une surprise party et que j’étais dans le coup et que je devais, dans la voiture, faire comme si de rien n’était. Et que je voulais mourir. D’excitation.
Oui, un jour j’écrirai un roman qui n’aura que ça comme décor. L’autoroute 15. En come & go. Un huit clos. Mon père et moi.
Ou une pièce de théâtre peut-être. Ou un film. Un Québec-Montréal sur l’amour filial sans blague grivoise. Ou juste une ou deux. C’est que je me rappelle aussi la première fois que j’ai utilisé le mot érection devant mon père. Je me rappelle même que nous n’étions pas sortie de Saint-Sauveur. Je pourrais m’étendre sur la route et dire : « C’était ici. Ici j’ai dit le mot É-REC-TION à mon père pour lui partager une blague plate d'un ami. » Je ne me rappelle plus la blague, juste d'avoir osé.
Je me rappelle si bien de tous ces moments-là.
Mais je ne sais toujours pas : est-ce que c’est vraiment toujours suffisant?
S’aimer autant.
J'ai dévoré.
Très touchant :)
Rédigé par : Malvina | dimanche 31 jan 2010 à 22:18
Est-ce suffisant? Je ne sais pas et je l'espère profondément d'une certaine façon. J'aime mes enfants à en avoir mal à la seule idée, images, sensations, feelings, émotions que je pourrais les perdre... Mais de les aimer autant ça n'empêche pas qu'ils aient mal, peur, angoissent, se questionnent, grandissent, faiblissent, crient, hurlent, désespèrent,pleurent...
Mais quand ça arrivent, il y a cet espace où tout peut disparaître, se déconstruire, se reconstruire et c'est dans l'amour. Parce que quelque part, quand on aime et que l'on se sait aimé, malgré le doute... il y a un espace où l'on peut se déposer. Parfois il faut le chercher, dépasser la peur que peut-être il n'existe pas. Et soudain, c'est là comme une évidence. Mais il n'y a pas toujours de mots ou de gestes (connus ou appris) pour arriver enfin à se reposer, un instant. Seulement l'instinct dicté par l'amour partagé.
Écris, écris, écris. Elles sont si rares ses histoires de père et de fille.
Rédigé par : Ambrozya | dimanche 31 jan 2010 à 23:07
Je seconde Malvina. Ce texte est d'une profondeur saisissante.
Rédigé par : Jerome | lundi 01 fév 2010 à 01:06
Il y a la forme et il y a le fond. Je commence par le fond, oui, c'est suffisant. L'amour passe par des êtres humains imparfaits, donc les relations sont imparfaites. Et j'adore la manière que tu nous parles de la relation imparfaite entre ton père et toi, tu as le don parce que la mémoire affective intensive. On dirait que autant tu as peu exprimé tes émotions fortes, autant elles se sont imprimées en toi.
À toi maintenant de t'offrir de les exprimer, à toi de nous offrir de les exprimer.
Rédigé par : Venise | lundi 01 fév 2010 à 12:34