J'ai des chouchous. Ça scandalise les étudiants... J'ai des chouchous mais ça ne change pas les notes. Mes chouchous ce sont ceux avec qui j'ai envie d'aller prendre une bière après. Mais les étudiants sont encore scandalisés. Eux aussi ont des chouchous...
Pierre Bourgault
Je pense que si j'avais suivi ma première pulsion, celle d'aller faire des communications... Si on ne m'avait arrêtée dans ma lancée en me signifiant - avec justesse d'ailleurs - que mes rêves de faire de la télévision seraient peut-être bloqués par un médium qui met en ondes d'avantage des looks que des têtes, et moi et mon physique qui... bof... Je pense que si j'avais suivi ma première pulsion, Bourgault m'aurait enseigné. Et j'aurais probablement découvert la radio entre temps. Et je pense qu'aujourd'hui je ferais carrière moi aussi. Ailleurs. C'était Catherine Voyer-Léger pour Radio-Canada.
Je pense que Bourgault m'aurait aimé. Puisqu'il aimait les gens dans lesquels il se retrouvait, je pense qu'il aurait aimé mon humour caustique, mon autodérision, ma vanité, ma non-recherche de sens, mon travail sur moi, mes complications. Je pense qu'il aurait aimé tout ça.
Bien entendu, si j'avais suivi ma première pulsion, je n'aurais jamais connu Thierry. Et je pense que mon directeur était un bien plus grand intellectuel que ne l'était Bourgault. Et je n'aurais pas fait le parcours intellectuel qui m'a menée où je suis maintenant. Je n'aurais probablement pas enseigné, et connu moi aussi la griserie de la classe et le plaisir de découvrir un regard et deviner qu'il sera un chouchou. Avoir étudié en communications, j'aurais été trop grisée par l'action pour pousser plus loin, pour philosopher. L'action politique ne me disait rien, j'avais tout l'espace voulu pour procrastiner.
Mais si je regrette de ne pas avoir connu Bourgault, je réalise surtout quel étrange rapport j'avais avec mon mentor. Je réalise avec étonnement que je n'ai jamais été la chouchou de Thierry. Peut-être que Thierry savait, sentait, probablement que j'étais en train de me tromper de voie, que le travail purement intellectuel n'était pas pour moi. D'autre part, Bourgault étant gai, je suppose que notre relation - telle que je la fantasme - aurait été libérée de la question du désir. Ma relation avec Thierry était en-dehors du désir, mais elle n'étais pas libérée de cette question. Notre relation, entre un mentor hétérosexuel et son élève brillante, était marquée par une puissante absence de désir. Je ne me plains pas, mais je réalise que même si l'amitié homme-femme est possible, elle a sûrement besoin dans ses balbutiements d'une étincelle pour enflammer l'envie de se rencontrer. Cette étincelle-là n'a jamais poussé Thierry vers moi. Il constatait mon succès avec une certaine distance, une certaine froideur. Il me mettait des 100% parce que j'étais formellement au-dessus des attentes institutionnels, mais rien dans ma pensée, dans ma façon d'être, ne le séduisait. Thierry n'avait pas la vanité qui me caractérise, ni l'humour d'ailleurs, et je crois qu'il était plutôt perdu devant mon apparent manque d'humilité, mais aussi devant mon grand malheur, mon envie de mourir, mes souffrances auxquelles il ne pouvait adhérer.
Je ne connaissais rien de sa vie et il ne connaissait rien de la mienne. Nous n'avons jamais bu de vin ensemble. Je me rappelle d'un seul café. De deux peut-être.
J'ai déjà écrit en première page d'un roman - qui n'est toujours pas dans une librairie près de chez vous - que lorsque les gens meurent, nous jouons souvent du coude pour avoir droit à une tranche importante du malheur.
Je réalise ce soir qu'il m'aura pris plus de deux ans à faire le deuil de Thierry.
Surtout parce que ce deuil que j'ai eu à vivre, ce n'était pas celui d'un directeur de thèse qui venait de mourir. C'était le deuil d'une relation que je n'avais pas réussi à créer à la hauteur de ce dont j'avais rêvé, le deuil d'une rencontre qui n'a jamais vraiment eu lieu. Comme je me suis obstinée dans des amours fantasmés, je m'étais obstinée dans une relation intellectuelle où pourtant, je n'étais pas vraiment accueillie.
C'est avec ça aujourd'hui que je ne ferai plus aucun compromis. Le sentiment d'être accueillie.
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