Finir ce livre c'est un peu comme enterrer Thierry une nouvelle fois. Une dernière fois. Il sera mort depuis un an dans deux semaines. Ça m'en aura pris cinquante pour faire un premier tour de ce deuil étrange, difficile à comprendre.
En le lisant je me suis souvent demandée: «Est-ce que nous nous sommes trouvés parce que nous avions la même philosophie, les mêmes intuitions ou est-ce lui qui m'a forgée au point où j'en oublie ce que j'en pensais avant sa pensée?» Un peu des deux me souvient-il...
Quand il parlait, dans ce cours de l'automne 1998, je me rappelle avoir eu ce sentiment de rencontrer la toile qui peint les couleurs du monde tel que vous les voyez... sans pourtant savoir peindre. Je n'avais ni édifice, ni échelle, ni mot, ni concept, mais cette certitude que la vie n'était rien de plus qu'un récit était l'immensité d'un récit. Notre récit. Le je - malgré ce que peut en penser Madame D. Bombardier - n'est pas une plaie sociale. Il peut être névrotique mais est le premier pas vers le reste. Nous ne serons nous qu'à force d'une quantité de je qui voudra bien marcher ensemble pour se concevoir pluriel.
Je vous vends le puntch, mais peu importe, parce que dans la vie comme dans le reste, la fin est imminament prévisible. Mais le chemin...
La Recherche incite chacun à se saisir de sa propre vie, telle que lui seul peut la comprendre et l'éclairer de son esprit. Cadeau immense qui, loin de clore la littérature - comme un instant de découragement peut le faire penser au terme d'un livre à nul autre pareil, où semble se dire la totalité de l'expérience humaine -, l'ouvre à l'infini de tous les lecteurs possibles, à tous les lecteurs que ce travail nourrit, enchante et console de leur éphémère précarité. À nous tous, écrivains de nous-mêmes.
Thierry Hentsch, Le temps aboli, p. 401-402.
Voilà Thierry. C'est la fin. Il y a un an j'ai promis, enragée de ce départ impensable, de vous torcher une thèse dont vous auriez rêvée.
Quand je regarde aujourd'hui vers l'au-dedans - parce que l'au-delà vous lui aviez quand même réglé son cas - je me dis que vous ne m'auriez jamais retenue de ce départ. Je ne vous ai jamais vu si heureux face à moi que le jour où j'ai dit poésie. Jamais si fier de moi que le jour où j'ai marché vers la thérapie. Vous saviez mieux que personne que mon cours c'était perdu à force de m'adapter aux rives d'un monde à la fois confortable et violent.
Je ne la torcherai pas cette thèse - dont vous n'avez jamais rêvée de toute façon parce que vous n'étiez pas de ceux qui rêvent pour les autres - mais dans la dernière année j'ai compris le sens de l'amitié, j'ai ouvert les valves intuitives et je ne roule plus de l'oeil quand on me dit sorcière, j'ai un peu moins peur d'être aimée, j'ai ouvert la porte vers les mystères de mon corps emmuré que je n'ose pas encore explorer.
Et j'ai quitté l'université.
Je ne vous la torcherez pas cette thèse mais j'apprends à colorier ma vie en débordant des lignes prédéfinies.
Je pense que vous auriez applaudi.
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