Quand je reviens du Mile-End, de la Petite Bourgogne ou d'Outremont, je prends la 160 - Barclay, pour me rendre jusqu'à Canora, là où passe le train qui mène chez moi. C'est un quartier, un trajet que je connais presque par coeur, quotidiennement je le foule pour me rendre au divan.
Barclay à cette hauteur est une ville industrielle, à la frontière tout juste de la cossue Ville Mont-Royal. Il est d'ailleurs toujours étonnant de constater qu'un simple chemin de fer sépare deux univers.
Le matin j'y croise des dizaines de Juifs hassidim, de chefs d'entreprise aux étudiants, quelques travailleurs d'usines, des asiatiques qui travaillent dans des garages. C'est un drôle d'univers. Une ville qui ne ressemble pas à mon Montréal - Quartier latin.
L'autre soir j'ai emprunté cette route de tous les jours pour rentrer chez moi. Il n'était pas si tard, 20:30 bien sonné, mais à ce temps-ci de l'année, il fait déjà bien noir. Il n'y avait personne dans le quartier, aucun écolier, aucun asiatique garagiste. Rien, le vide, des usines, des bâtiments délabrés. Et en quittant l'autobus, sont débarqués avec moi deux jeunes hommes, baraqués, que j'ai à peine regarder.
Comment vous dire? C'est une histoire de secondes. Être femme soudain et vulnérable. Dans une ville noire avec ses carreaux cassés soudain moins oeuvres d'art que menaces en devenir. Être femme ce qui veut dire pouvoir perdre bien plus que mon baladeur ou mes quelques dollars en liquide. Avoir la peur au ventre se conjugue bien autrement au féminin.
J'ai connu cette peur tôt. On comprend vite quand on en est, en quoi le deuxième sexe est encore (toujours?) faible. Mais j'ai vieilli. Aujourd'ui je sais comment faire...
J'ai tout de suite traversé la rue... pour constater que les deux lascars ne me suivaient pas. J'ai ralenti la course pour les laisser prendre les devants, on est toujours moins vulnérable quand c'est nous qui suit. À Paris, à Tunis, à San Pedro Sula, j'avais pris l'habitude d'identifier les passants 'fiables'. Je collais au cul des petits couples, des femmes en groupe, des pères de familles avec leurs enfants au bras. J'entourais artificiellement la béance de ma féminité.
Des fois la sécurité de nos lieux communs s'évaporent. Hier sous prétexte de 'faire de l'exercice' j'ai emprunté l'escalier qui mène au stationnement sous-terrain. Il était presque minuit. Une fois engouffrée dans l'univers de brique et d'acier rouge je me suis demandée ce qui m'avait pris exactement. On fait de l'exercice dans les cages d'escalier isolées en plein jour, pas au milieu de la nuit. Des fois à force d'être chez soi dans les lieux du quotidien on oublie qui on est.
J'ai eu peur 30 secondes l'autre soir sur la rue Barclay, à ce coin de rue que je connais par coeur sous des carreaux cassés. 30 secondes suffisantes pour me rappeler en quoi reste toujours bien relative la notion d'égalité.
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