Des remords. De ce dernier rendez-vous. Vous étiez blême et fatigué, j'ai accusé la fin de session. Une fois de plus j'aurai trop parlé sans ouvrir l'espace au silence où vous auriez pu engouffrer une confidence. Quand j'ai demandé si ça allait vous avez soupiré. Je savais que de tout ça vous en aviez marre, je ne savais pas que votre corps avait démissionné. Des remords d'avoir étiré le silence, pour vous faire la surprise. Ne pas vous tenir au courant de mes démarches et mes faux pas pour vous offrir un texte fini. Pour que vous soyez fier de moi. Et ce dernier e-mail daté du 24 juin que vous ne lirez jamais... J'aurais besoin que l'on se rencontre cet été pour discuter du projet de thèse... Jamais suspension ne se suspendront aussi longtemps...
Des regrets de ce café dont je rêvais pour vous parler de cette thèse en projet. De ce grand bébé à pondre qui ne connaîtra jamais le regard du seul parain qu'il eut pu avoir. Des regrets de ce rendez-vous où vous auriez dit que je m'épanouissais. Et moi j'aurais enfin dit: Vous pouvez me tutoyer... Des regrets de ne plus jamais vous entendre vous envoler. Lyrique. En public. Votre élément, la classe comme un théâtre. Des regrets de ne jamais vous avoir offert ce texte dont j'aurais été fière du A au Z. Des regrets de ne pas vous avoir assez dit jusqu'à quel point vous avez changé ma vie. Des regrets de vos mots si parfaits que je ne lirai plus jamais. Des regrets de ce que vous étiez et qui me manque déjà. Des regrets de ne pas m'être fouettée pour assister les vendredi matins à vos cours qui étaient les derniers. Vous disiez Vous n'y apprendrez plus rien que vous ne sachez déjà... J'aurais voulu vous répondre Vous m'apprenez chaque fois la beauté... Cette humilité jamais fausse. Cette poésie de l'intellect. Ces analyses à la fois pointues et ficelées de beau. Orateur exceptionnel, l'émotion philosophique. Des regrets. Des pelletées de regrets déjà.
J'ai quelques minutes eu envie de tout lâcher. J'ai voulu ce métier par vous. Sans vous cette thèse, ce projet, ce voyage de l'écrit perd son sens. Sans vous? Un sens?
Mais finalement, non. Un jour vous m'avez dit Vous êtes l'avenir... Chez vous mêmes les mots les plus galvaudés avaient des ailes. Un jour vous m'avez écrit C’est exactement pour des personnes comme vous que j’ai écrit ce livre quand c'est exactement pour des gens comme vous que j'écrirai un jour des livres que vous ne lirez jamais. Dire que vous ne me lirez jamais...
Alors je vais le porter ce flambeau. Et je vais vous la torcher cette thèse, plus belle que je l'ai rêvé, à la hauteur de ce que vous m'espériez. Je vais la torcher de toute cette profondeur dont vous me gratifiez et de toute la poésie dont je me sais capable. Avec ma voix unique et tout ce que vous m'avez appris, tout ce que vous m'apprenez encore. Je vais vous la torcher sans retenue et sans frontière. Avec toute la passion que vous saviez en moi quand je m'imaginais barricadée. Et tenez... si je torchais ma vie aussi, avec la même ardeur!
Vous qui parliez mieux de la mort que quiconque. Je vous croyais si ce n'est immortel au moins si solide. Vous qui parliez mieux du deuil que quiconque vous n'avez pas cru bon m'avertir que le ciel me tomberait sur la tête. Comme il fait bon dans l'insoutenable de croire qu'il existe un après et que vous m'entendez penser.
Orpheline? Oui. Mais héritière surtout. Non pas vraiment d'une parole mais d'une façon de parler. Je dois apprendre à marcher seule plus vite que je ne le croyais. Mais je vais vous la torcher cette thèse et j'apprendrai seule à être ce qu'il y avait en vous d'unique et de grandiose. À ma manière je saurai porter votre message. Il n'y a pas de frontière entre le discours du beau et le discours de l'analyse. Je me tiendrai comme vous l'avez fait si longtemps, quelque part dans la marge mais au soleil.
Et je garderai au coeur, à l'âme, contre moi, toute ma vie ce que vous étiez d'indispensable. Un politologue poète.
La mort est la grande affaire de l'homme. Elle est, qu'il le veuille ou non, le révélateur de sa vie, le suprême moment de vérité, l'échéance qui éclaire la vie de son inéluctable avènement. Vie, mort et vérité sont étroitement chevillées les unes aux autres, et la conscience n'échappe à la pensée de cette jonction qu'au prix de sa propre diminution.
Thierry Hentsch, Raconter et mourir: aux sources narratives de l'imaginaire occidental, 2002
Pour lire un autre hommage.
Un autre encore.
Tu commences à porter ton flambeau d'une très belle façon. Magnifique hommage.
Rédigé par : Mamathilde | vendredi 08 juil 2005 à 08:55
Superbe texte, Catherine. Je suis bouleversée. J'ai eu la chance d'avoir un cours avec Thierry Hentsch, et son "Introduction à la pensée politique", que j'avais pris uniquement pour des raisons pratiques, a finalement été l'un de mes meilleurs cours du bac (et j'en ai eu très peu). C'était un vrai professeur, dans tout le sens noble du terme. À l'époque, ça n'allait pas du tout dans ma vie. Je le lui avais confié. Il m'avait répondu par une très belle lettre, que j'ai toujours ici, que je viens de ressortir en lisant ton billet.
Ça me touche, vraiment. Dis-moi, sans vouloir être sinistre, qu'est-ce qu'il avait?
Rédigé par : Lady Guy | vendredi 08 juil 2005 à 10:18
Oh Lady, ton message me touche beaucoup. Ça fait du bien de voir des gens qui ont eu la chance de le croiser et de savoir ce qu'il était de grand.
Il avait le cancer du pancréas semble-t-il, mais presque personne ne le savait. J'ai appris hier qu'il était mort en matinée sans même avoir su qu'il était malade.
C'était un homme très pudique. Il ne nous avertissait pas ni quand il lançait des livres, ni quand il gagnait des prix. Alors il ne nous a pas averti non plus quand sa vie a chavirré.
Rédigé par : Catherine | vendredi 08 juil 2005 à 10:25
quel bel hommage tu lui fais
ça t'embêtes si je cite ses mots également sur mon blog? il me semble qu'ils m'éclaireraient en ces jours de tourments
Rédigé par : marie | vendredi 08 juil 2005 à 12:30
Bien sûr que non Marie, et j'en profite pour souligner que tu étais mon 1000ième commentaire. Merci à tous de votre présence soutenue et de votre lecture attentive.
Rédigé par : Catherine | vendredi 08 juil 2005 à 12:32
Écoute, je n'en reviens pas. Je n'arrête pas d'y penser. En plus, il a l'âge de mon père. Pourquoi ce sont les meilleurs qui partent en premier? Je dois mettre la main sur son dernier bouquin, qui m'a l'air tout à fait passionnant (et je ne vois pas comment cela pourrais être autrement)...
Je m'excuse pour ce commentaire inutile, mais je pense qu'il n'y a que toi pour comprendre cette espèce de détresse bizarre à l'idée que cet homme, que je croisais souvent sur le Plateau - il faisait des ventes de garages dans des ruelles, imagine-toi donc!- qui n'étais pourtant pas une connaissance intime, n'existe plus.
J'en ai connu un autre comme ça, mais il a pris sa retraite à ma dernière année de bac. C'est pourquoi j'ai renoncé à faire ma maîtrise.
Rédigé par : Lady Guy | mardi 12 juil 2005 à 00:32
Hentsch est mort!!! C'est bouleversant. Je ne l'ai appris que ce matin, 12 juillet. Et j'ai cherché sur le Net pour en savoir plus jusqu'à tomber sur votre site où j'y lis des témoignages, notamment le très senti écrit par Catherine, selon mes déductions.
À nous, endeuilléEs, il faut nous dire, tel un cliché, qu'un homme de cette qualité ne meurt pas dans la mémoire des personnes l'ayant connu ou cotoyé.
Je veux offrir avant toutes choses mes condoléances à sa famille mais aussi à tous les élèves (car il nous élevait) qui ont eu la chance de le connaître.
Si vous me le permettez, j'aimerais soulager la douleur que j'ai en témoignant à mon tour.
J'ai connu Thierry Hentsch lors d'un séminaire de maîtrise qu'il donnait sur le Proche-Orient. Jusqu'à ce cours, je n'avais pas d'idée précise sur mon sujet de maîtrise. Je crois que c'est d'abord la personnalité de M. Hentsch qui m'a séduite. Et puis son érudition et cette capacité analytique longitudinale sur des questions que l'on ne soupçonne même pas a priori. Il n'avait d'ailleurs pas la réputation d'être un prof facile. Un prof rigoureux, sévère mais juste: mériter un A dans un de ces cours signifiait plus qu'avec un autre. Du moins, pour moi. Et enfin, cet accent et cette manière d'être qui dégageaient à la fois la simplicité de l'homme et la rigueur de l'intellectuel. Je crois que tous celles et ceux qui l'ont connu dans le cadre de ses fonctions universitaires aspiraient à devenir comme lui, un intellectuel cool, érudit, humain et humaniste.
Dans l'année qui a suivi ce séminaire avec lui, je suis allé étudié à Aix-en Provence où je l'ai croisé par hasard. En fait, je ne l'ai qu'aperçu Cours Mirabeau alors qu'il sortait d'une banque, le pas pressé, enjambant un SDF qui dormait appuyé contre un mur. J'ai pensé alors l'interpeller ou courir après, mais il était trop rapide pour que je le rattrappe. Je me suis alors dit que j'en étais quitte pour lui raconter cette anecdote, lorsque je le reverrais l'automne suivant. Puis, quelque temps plus tard, soupant dans un resto d'Aix, un Arabe particulièrement éméché s'est invité à notre table, ayant perçu un accent qui n'était pas du Midi.
Lui: «Alors vous venez du Québec? J'en connais un, moi, un Québécois?»
Moi, pour le défier: «Ah oui! Et qui donc?»
Lui: «Il s'appelle Thierry Hentsch et je lui donne des leçons d'arabe...»
Cette extraordiaire coîncidence m'a par la suite servi lorsque je me suis présenté à son bureau pour lui demander s'il ne voulait pas me diriger dans la rédaction de mon mémoire de maîtrise. Non seulement sa réponse a été affirmative mais il connaissait déjà mon séjour aixois(par son prof d'arabe) et que j'étais inscrit à l'IEP. Sa question alors:
«Et puis, l'IEP d'Aix, c'est bien?» Et connaissant déjà ma réponse d'ajouter:
«Alors, l'UQAM, c'est pas si mal, non?».
...
J'ai aussi suivi avec lui un séminaire de lectures dirigées sur la question juive, Israël et la Palestine, puis j'ai entrepris la rédaction de mon mémoire sous sa direction. Une direction discrète. Je lui remettais des chapitres de mon mémoire qu'il corrigeait, souvent tard dans la nuit, comme il me l'avait confié. Car je n'étais pas du genre à me pointer à son bureau pour bavarder de tout et de rien. De fait, la rigueur qu'il exigeait de ses étudiants faisait que je n'osais me présenter chez lui que pour des raisons liées à mon mémoire et sans m'être, auparavant, préparé pour l'entrevue. Pourtant, il ne m' a jamais fait reproche de ne pas être plus présent, ne serait-ce que pour recevoir ses consignes sur la recherche et la rédaction. Non. Il prenait ce que je lui remettais sans objecter que j'aurai dû venir le voir plus souvent.
Mon regret est de n'avoir pas su, à l'époque, entrer en contact plus étroit avec lui, même si les occasions se présentaient hors UQAM, comme lorsqu'il allait au cinéma Outremont, avec son épouse et son fils... Il faut dire qu'il m'intimidait tant son érudition et son intelligence brillaient.
Dix minutes passées avec lui en tête-à-tête et je ressortais de son bureau stimulé, prêt à continuer mais surtout aiguiller et aiguillonner par ses réflexions. Ne m'a-t-il pas suggéré le titre de mon mémoire au fil d'un conversation? Et puis, une fois le mémoire prêt à être déposé, me présentant à son bureau pendant qu'il conversait avec Louis Le Borgne, je crois, s'interrompant pour me gratfier d'un grand sourire tout en me félicitant de mon travail. C'était furtif comme moment, mais cette image reste ancrée pour toujours dans ma mémoire.
Je ne l'ai par la suite revu qu'une fois ou deux, notamment lors d'un conférence qu'il prononçait sur la question palestienne. C'es alors qu'il m'avait dit, comme à vous Catherine: «Vous n'avez pas dû apprendre des choses que vous ne connaissiez déjà»!!! Mais si M. Hentsch, ne serait-ce que d'entendre non seulement votre analyse de la question mais surtout d'écouter un penseur pensé, de réfléchir avec vous pour me sentir intelligent.
Le temps a passé, je ne l'ai jamais personnellement revu sauf à la télé sur des questions proche-orientales: c'était alors un bonheur d'entendre une analyse qui tenait compte de l'Autre. D'ailleurs on aurait pu et dû faire appel à lui plus souvent. Mais ses propos ne cadraient pas tout le temps avec le politiquement correct radio-canadien.
Je garde précieusemennt ses notes de cours et annotations de mon mémoire et je suis plein d'orgueil et de fierté de l'avoir connu et d'avoir été dirigé par ce maître. Je lui suis redevable. Qu'il repose en paix.
Rédigé par : Alain de Bellefeuille | mardi 12 juil 2005 à 10:30
J'ai appris la mort de Thierry Hentsch cette nuit sur le site de l'UQÀM. Pour moi aussi, c'est un choc.
Durant mon bac, il avait été mon "tuteur", une fonction abolie je crois bien l'année qui a suivi ma cohorte. Un prof était alors assigné à chaque étudiant et celui-ci devait y trouver assistance durant son cheminement ou quelque chose comme ça. C'était sans doute une très bonne initiative mais je n'ai jamais entendu quelqu'un en reparler après le jour de l'acceuil. Personne, sauf moi-même, ayant utilisé l'incroyable chance d'avoir été ainsi mis en relation avec ce M. Hentsch dont le nom me donnait quelques difficultés au départ. Plus tard, j'avais donc invoqué ce prétexte et j'avais fait appel à ce "tuteur", et ce, pour rencontrer l'homme, le professeur qui m'aura marqué plus que tout autre. J'étais moi-aussi très préparé avant de le voir et je m'assurais de ne pas abuser de son temps. J'étais bref. Et lui était très acceuillant, évidemment.
La dernière fois, j'étais parvenu à le faire rire en lui rappelant l'une de ses propres déclaration: "Je suis très ouvert à aider les étudiants, je suis heureux de les aider mais si c'est de l'argent que vous voulez, avec moi vous n'en aurez pas". Pour moi, pour l'époque dans laquelle j'ai été étudiant au bac, c'était suffisamment pour faire de Thierry Hentsch quelqu'un d'exceptionnel. Cette rencontre qui n'avait pas duré dix minutes m'avait ému.
Malgré le peu d'interractions directes que j'eût avec lui, malgré le fait que j'aie été surtout l'un de ses étudiants ou lecteurs, enfin que je faisais parti de l'auditoire, il a bel et bien eu une très grande influence sur moi.
Pour donner écho au caractère inusité du rapport que j'aurai eu avec Thierry Hentsch (et j'ai pu lire que je n'étais pas le seul), je l'ai vu pour la dernière fois dans l'autobus de la ligne 55 St-Laurent. J'ai levé la tête et je l'ai aperçu assis tout près. C'était la première fois que je voyais un professeur d'université dans un bus. Presque aussitôt il s'est levé et il a eu besoin de l'aide de deux Indiennes pour faire ouvrir la porte. "Et dire que personne ne sait qui est cet homme", est ce qui m'a passé par la tête.
Jamais je n'aurais pu croire c'était la dernière fois que je le voyais. Je croyais qu'il y aurait une suite. Il devait y avoir une suite. Pour moi peut-être mais pour tout le monde surtout.
Cette nuit je fais connaissance avec la mort.
Rédigé par : Guilherme | mercredi 13 juil 2005 à 00:48
Ca creve le coeur de voir que les meilleurs disparaissent..que la vie suit son cours malgre nos reves..merci d'avoir fait naitre ces reves de monde meilleur qui peuplent encore aujourd'hui mon imaginaire..merci de m'avoir fait comprendre la palestine..merci d'avoir sourit a mes cotes quand la brave police de Montreal nous defoncait les cote s en 90..merci thierry ..ton eleve a jamais Yannik SCpo 1990
Rédigé par : yannic jette | dimanche 17 juil 2005 à 09:30
Quelle nouvelle... quelques mois en retard en plus. Je me souviens simplement que lors de mes études en administration publique nous avons été forcés à suivre les cours de science politique de première année, et un des meilleurs souvenirs de cette année est le débat continuel qu'avait monsieur Hentsch avec monsieur Beaud. Que c'était drôle!
Rédigé par : Oli | mardi 13 sep 2005 à 18:52