« Éloge de l’homme inutile ». C’est ainsi que le curé avait qualifié Antoine, citant une oeuvre posthume du défunt lui-même, le jour de ses funérailles. Même le curé volait les paroles de celui qui n’était plus là pour défendre ses droits d’auteur, celui qui ne voyait pas de toute façon de son vivant l’utilité de les défendre, celui même que l’on pointait du doigt comme l’un des plus célèbres parasites qu’avait connus la communauté d’Outremont, au désespoir de sa mère devenue la risée du club de bridge du mercredi après-midi. Madame Artaud, pour sa part, se gardait de tenir des propos déplacés sur Antoine; elle puisait sa culture à même le puits inaltérable du jeune intellectuel, qu’elle invitait toujours à son cercle de philosophie, qui avait lieu le jeudi après-midi. Antoine acceptait de bon gré, étant donné la réputation de la tarte Tatin de la bonne dame issue d’Aix-en-Provence. Pendant près d’un an, les dames du cercle de philosophie n’avaient cessé d’utiliser le mot « chatoiement » à toutes les deux phrases parce qu’elles trouvaient « joli », à la suite d’une leçon qu’Antoine leur eut donné sur le Chatoiement de la lumière dans les peintures de Vermeer et la quête de l’Absolu, inspiré par La Recherche de Proust.
Antoine a fréquenté l’école Saint-Jean-de Brébeuf, bien évidemment, et se distinguait toujours en classe de littérature. Plus tard, il étudia la philosophie à l’U. de M., et comble de chance, il obtint une bourse qui le mena à la Sorbonne, où il étaya son post-doctorat intitulé : Remise en cause du postulat sartrien « L’existence précède l’essence » à la lumière du conflit entre le Koweit et l’Irak. Ses travaux furent récupérés par la C.I.A. en poste en ce moment en Irak. Jamais on n’aura connu l’auteur des révélations saisissantes que comportait cet essai qui a bouleversé le monde diplomatique.
Plus tard, il parcourut le monde entier en donnant des conférences. L’une d’elle, « L’incidence de la danse des canards sur les Indiens du Massawipi et ses conséquences sur l’environnement » le rendit célèbre quelque temps auprès des plus grands ethnosociologues du monde entier. On dédaigna toutefois de l’inviter au colloque le plus important tenu par Greenpeace.
Le jour vint où Antoine dédaigna l’enseignement; c’est à ce moment qu’on le classa parmi les parasites. Il lui fallut trouver un autre moyen de subsistance; il se mit à assister à tous les enterrements afin de profiter du buffet froid. Fasciné par la mort, il prenait plaisir à citer des passages de Cioran, particulièrement De l’inconvénient d’être né, pour divertir joyeusement les familles éprouvées. Et ce, afin d’échapper aux questionnements sur sa présence indue au salon funéraire.
Un jour qu’il se dirigeait au musée des Beaux-Arts, notre pique-assiette a trouvé la mort. Distrait comme peut l’être un philosophe, il mit le pied dans un nid-de-poule de la rue Sherbrooke, ce qui le fit tomber à la renverse au beau milieu de la rue, rouler jusqu’au puisard autour duquel trois ou quatre cols bleus fumaient une Export-A pendant la pause syndicale. Ces derniers n’ont rien vu. Le pauvre s’est noyé dans l’égout montréalais.
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