Elle regardait le corps de l’homme qui se tordait sur les grandes dalles de marbre. La douleur de la morsure du serpent était telle qu’il ne pouvait émettre aucun son, et les spasmes se faisaient si violents qu’il finit par se briser la nuque.
Une larme coula sur sa joue. Elle contemplait le cadavre de son amant avec une tristesse qu’elle peinait à dissimuler, et recueillit dans ses bras le serpent qui revenait chercher la chaleur de son sein. Une sourde fureur l’étreint. Au plus profond d’elle une colère noire pris naissance : timide d’abord elle sonda le cœur, puis hasarda quelques filaments à travers les veines, se répandant dans l’organisme au rythme des battements du cœur. Elle empli finalement tout son corps avant d’exploser sur toute la surface de son épiderme. Un cri aigu et perçant jailli de sa gorge, cri d’effroi et cri de haine, né du martèlement de tout son être.
La jeune femme s’effondra de douleur, genoux et coudes à terre, puis se ramassa sur elle-même sur la pierre froide. Elle sanglotait, les mains cachant son visage submergé de larmes. Seule. Reine et seule. Elle avait encore dû tuer pour se protéger, pour protéger son secret. Et elle payait le dur prix de sa position ! Elle se sentait à l’instant coquille de noix bringuebalée par les flots, petite fille ballottée par des événements qui la dépassaient, petite fille dans un monde mâle et brutal.
Car elle était Roi. En ce royaume ancestral le pouvoir était aux mains du mâle : la force commandait et aucun homme n’aurait accepté de confier le pouvoir à une femme. A la seconde où l’on saurait qu’elle est femme, elle deviendrait reine, mais une reine déchue qu’ils s’empresseront de destituer … ou d’assassiner !
Elle releva la tête. Elle était belle à mourir à cet instant : la finesse des traits de son visage d’ange, sa peau douce et légèrement hâlée tranchaient avec la formidable détermination de son regard, et la tristesse insondable dans ses yeux.
Elle n’avait d’autre choix que de tuer un à un ses amants pour qu’aucun ne parle. C’était le prix à payer pour sauver son royaume, pour construire cette paix qu’elle maintenait tant bien que mal depuis près de six ans. Malgré le spectre de la guerre qui rodait, toujours proche, elle avait restructuré l’économie du pays, réformé l’agriculture en profondeur pour se prémunir des famines qui étaient monnaie courante du temps de son enfance. Mais ce dont elle était le plus fière, c’est la touche féminine qu’elle avait apporté : l’harmonie du royaume. Elle avait rendu sa place à la tradition orale et dansée. Les danseurs, musiciens et conteurs étaient aujourd’hui protégés par l’Etat et non plus maudits par les prédicateurs et lapidés par la foule. Elle sentait enfin le bonheur de son peuple se manifester dans sa vie quotidienne. La peur du lendemain, et la crainte de la milice les avaient quittés. Les cris de joie des enfants emplissaient à nouveau les rues.
Son peuple allait bientôt atteindre la plénitude qu’elle recherchait. Encore une année ou deux peut-être à se cacher et à souffrir, si peu de temps avant que le souffle qu’elle leur insufflait chaque jour en fasse enfin un peuple fier et libre. Encore quelques mois à tenir avant que l’harmonie qu’elle avait établie vive enfin d’elle même. Quelques mois et elle serait enfin reine : qu’importe leur réaction à ce moment, il sera trop tard. Le secret de sa féminité les aura touchés, tous, et elle sera à tout jamais leur reine : une reine à vie.
Très belle histoire sur le pouvoir et la féminité. J'aime particulièrement la personnification de la peur.
Rédigé par : Laurence | 03/01/2006 à 07:11
Merci, je dois l'inspiration de ce texte à une amie que j'aime beaucoup, elle aussi "torturée" en tant que femme par ce monde de brutes mâles !
Rédigé par : Tubuai | 03/01/2006 à 11:09