... battue par Reine Morphine
À ma grand-mère
Déchéance. Vision qui me tord les tripes. L'odeur viscérale de la maladie, de la merde. Le poids de ses os qui n'ont plus beaucoup de peau et ce regard... Ils le vident, ils la gèlent. Ils tuent ma Reine, éteignent ses yeux, son âme, avec leurs comprimés trop forts pour elle.
Une heure sans parler, elle qui aimait tant les mots et qui les perd pourtant. Maintenant. Une heure de caresses sans insistance, comme une bruine qui frôle les relents de vie d'un automne qui n'en finit plus de flétrir. Le repos lui est dû. La peur la retient. Ou l'amour. Je ne sais plus. Elle non plus.
Elle s'éveillait de son demi-sommeil ici ou là pour souligner la douleur qui lui mord les mollets comme un chien entêté dont les dents d'acier se seraient fichés dans ce qui lui reste de chair.
Elle m'a fait remarquer qu'elle avait reçu la veille des boucles d'oreille qu'elle n'avait pas su mettre elle-même. Heureuse car depuis un temps déjà elle répétait qu'elle se sentait nue sans bijoux. Elle m'a demandé de lui décrire les boucles qu'elle ne voyait plus et dont elle avait déjà perdu la mémoire quelque part dans le détour d'une autre dimension. Un autre contexte comme elle me le répète. «Tu ne peux pas comprendre, ça se passe dans un autre contexte.»
Et comme ça, elle a chanté. Pour la première fois. Sans que je sache si le passé remontait à la surface ou si elle inventait. En anglais, elle chantait. «I will be back home, I will be back home...» et ensuite un douloureux «You think I love you but it's not what it seems.» Douloureuse elle chantait. Dans son demi-sommeil. Dans ce qui lui reste de vie.
Et j'ai repris mes caresses ne sachant quoi dire à ces oreilles décorées mais fatiguées, à cette femme qui n'émergeait que pour me demander quand on partait. On partait nulle part, on ne part plus, on reste. Les sortilèges n'ont plus d'effet, les princes charmants sont illusions derrière l'homme d'entretien et son balai et il n'y a pas de citrouille encore pour faire des fauteuils à roulettes. Derrière son corps qui s'amenuise, derrière son esprit qui s'enbrume, la reine se meurt. Lentement.
Et je n'ai pas de mots plus justes que ce que je sais poser comme geste dans son front, dans les sillons de sa vie qui s'enfuie amère.
Je n'ai pas de mots plus justes mais je réapprends le silence des prières.
Le carnet de l'auteure
très beau, très fort
qui parle
j'ai accompagné tant et tant de personnes jeunes ou moins
qui partaient ainsi et pour lesquelles seules les mains les caresses
étaient mots contre maux.
Rédigé par : Russalka | 03/01/2006 à 06:32
Tu ne pouvais tomber plus juste en ce moment avec ce texte. Tu as su mettre des mots là où les flots m'envahissent. Mais il faudra que j'ouvre moi aussi les vannes... pas maintenant. En tout cas ton texte m'a énormément touchée.
Rédigé par : Laurence | 03/01/2006 à 07:14
Un texte effroyablement beau....
Rédigé par : Sasquatch | 03/01/2006 à 17:42