PIERRETTE MAJUSCULE
Son coeur bat la chamade. Comme une gamine de 13 ans, pense-t-elle. Elle rejoue dans son esprit ce souvenir clair comme un matin sans nuages. Elle est dans la cour de l’école à chercher comment prendre son courage à deux mains et le tenir sans qu’il glisse et se brise en miettes.
Elle s’avance sur lui. Il la regarde s’approcher lentement. Elle ne peut deviner les mouvements de ce cœur qui palpite – palpite-t-il? – dans ce corps d’homme qui émerge de semaine en semaine d’une enfance qu’on a, à cet âge, l’impression d’étirer comme une mauvaise blague.
Elle s’approche. Elle le regarde droit dans les yeux. Elle hésite. Peut-être va-t-il lui sauter au cou. Peut-être va-t-il l’envoyer paître en la ridiculisant devant tous ses copains. Peut-être va-t-il feindre l’indifférence. Ou rougir comme une tomate en juillet. Ça, elle aimerait bien.
– C’est l’heure de vous remettre les copies.
Elle n’a plus 13 ans. Elle en a 55.
– Les progrès sont nets.
Elle n’est plus dans la cour d’école. Elle est à son pupitre.
Son coeur triple la chamade. La peur qui l’étrangle est bleue d’étouffement. Autour d’elle, l’air semble prendre la fuite vers d’autres cieux.
La distribution des copies est commencée. Pour elle, le sort en est jeté. Ou ça passe, ou ça casse.
Elle se surprend à tout regretter : l’aveu à son époux Yvon, la décision d’y voir enfin, la démarche d’inscription. Elle se surprend à vouloir mourir plutôt que d’affronter les résultats.
Elle ne voit plus rien, n’entend plus rien. Tout se confond en une épaisse purée qui l’étourdit, l’engourdit. Même la voix de madame Dominique, passant près d’elle, fait des bulles sous l’eau.
– Pierrette ? Pierrette ?
Pierrette lève son regard. Elle est pétrifiée. Madame Dominique lui tend sa copie.
Madame Dominique sourit à pleines dents. Pierrette ne sait plus si elle a entendu gros bravo ou gros zéro.
Son souvenir revient en force. Pierrette a 13 ans, toujours. Elle est à moins de deux pas du garçon. Elle ne sent plus ses jambes qui se dérobent, ni les mots qui se coincent entre la tête et le coeur, ni le sanglot qui cherche une sortie de secours.
Elle culbute d’une traite :
– Faut qu’j’arrête l’école, ma mère est très malade, mon père est tout seul avec mes frères et soeurs, on est dix, c’est moi l’aîné, j’aurais aimé ça qu’on sorte ensemble, tu sais où je reste, si un jour tu veux te marier avec moi, je sais déjà comment faire à manger.
Elle n’a plus 13 ans. Elle en a 55. Elle n’est plus dans la cour d’école. Elle est à son pupitre devant cette copie tendue où il faut rassembler autant de courage que devant un garçon quand on n’a que 13 ans et que son monde va basculer à jamais. Le courage de Pierrette n’est plus qu’une toute petite braise de rien du tout, mais une braise quand même. Ainsi en est-il toujours, du courage. Elle le rassemble au fond de cette petite pièce aménagée dans son esprit, ce refuge construit au fil des années, ce rempart contre son plus grand ennemi : les mots écrits partout comme autant d’injures muettes qui blessent à tout moment.
Elle pose ses yeux sur la copie. Une grande bouffée de chaleur la soulève, la renverse. Ils sont là. Elle peut maintenant les reconnaître : PIERRETTE, DE,FIÈRE, EXCELLENT, TOI, ÊTRE, PEUX, TU.
Son esprit se concentre; son esprit rassemble les indices; son esprit ne fait plus qu’un : excellent, Pierrette. Tu peux être fière de toi.
Pierrette n’aura plus besoin de disparaître derrière les mots. Jamais. Pierrette pourra être plus forte qu’eux. Pierrette pourra les maîtriser, les convoquer, même, puisque Pierrette sait maintenant lire et écrire. Cette dictée est là, devant elle, comme une pièce à conviction qui la condamne maintenant au bonheur.
Les mots en belles lettres majuscules de madame Dominique ne sauraient mentir, pense Pierrette. Les lettres majuscules sont faites pour clamer, carillonner et annoncer à grands fracas les vérités, qui n’ont que faire des minuscules pattes de mouche.
EXCELLENT, PIERRETTE. TU PEUX ÊTRE FIÈRE DE TOI.
Pierrette a 13 ans dans son souvenir du garçon qui la regarde avec des yeux doux comme le miel frais. Elle a 13 ans quand il met une main dans sa poche, en tire un papier chiffonné et le remet à cette Pierrette qui a 55 ans maintenant, et qui peut enfin dire que les mots sur le papier, chiffonnant sans le vouloir, «JE TE TROUVE JOLI MA BELLE PIERETE», ne mentaient en rien eux non plus, puisqu’ils étaient écrits en lettres majuscules.
Le carnet de l'auteur
Très touchant ! bravo, Paul, excellent, être, toi, de, tu, fier, peux.
Rédigé par : lola litha | 14/12/2005 à 06:02
J'adore... Ah! Ces souvenirs des petits papiers qui transmettaient des secrets. Pour me combler un peu plus, y avait il un petit dessin sur celui là? ;)
Rédigé par : serge | 14/12/2005 à 10:12
Un dessin ?
Non. Pas de dessin. Mais un bout de bois gossé, dans l'autre poche; qui pourrait ressembler à un petit oiseau avec un peu d'indulgence et d'imagination !
Rédigé par : paul | 14/12/2005 à 16:43