Il fit une entrée remarquée chez "Distinguo".
Petit, très laid, en cheveux filasses et cape noire. Sans attendre qu'on l'eût placé, le vilain s'installa à une table libre, apparemment dressée pour lui seul, au fond de l'établissement. Il sortit des pans soyeux de son manteau une canne à pommeau et frappa le sol avec impatience. A quelques mètres, je suivais son manège, du coin de l'œil, par miroir interposé. Un maître d'hôtel, portant à bout de bras ce qui devait être le plat favori de cet habitué, annonça bientôt avec affectation une "Tête aux radis noirs et fruits rouges".
"Fraîche du jour et abattue en cave par nos soins. Comme vous les aimez, Monsieur."
"Merci Igor, merci."
A l'évidence l'homme avait ses exigences et savourait, par avance, une pièce de choix. Je me pris à l'observer tandis que je me versais un bon verre d'aligoté. Il fit tourner devant lui, lentement, en gourmet qui sait attendre, les traits décolorés d'un jeune homme d'une rare beauté, les cheveux noirs et lissés, la gorge, impeccablement tranchée, baignant dans une sauce grenat, un sourire étrange encore posé sur ses lèvres.
Je le regardais faire, la fourchette suspendue et le couteau en arrêt. L'homme enfonça ses ongles longs dans la garniture sucrée, découvrant de petites dents crochues tel un squale énervé par l'odeur du sang. Enfin il empoigna la tête, la soulevant d'un coup au niveau de sa bouche, sans doute pour la considérer de plus près. Ses babines frémissaient d'aise tandis que ses narines se gonflaient d'imperceptibles parfums. Et puis il se figea, dans une horrible grimace. Avait-il reniflé une odeur suspecte, un relent d'alcool ou de tabac ? C'est alors seulement que je m'aperçus que ses yeux, ses petits yeux de carnassier, dans le miroir fixaient les miens...
Resté à ses côtés, le maître d'hôtel toussota. L'homme détourna de moi son attention, reposa la tête au milieu des radis puis, d'un geste, donna congé au serviteur zélé. Je replongeais dans ma poitrine farcie. Mais un grognement, derrière moi, me fit aussitôt relever la tête: d'un mouvement circulaire, l'effrayante figure venait d'arracher un grand morceau de joue que mastiquaient à présent, avec application, ses mâchoires de vieux charognard. Le visage du garçon, troué, lamentable, perdait ses dernières humeurs en de longs filaments s'échappant de la morsure quand l'animal, dans un même élan de furie, se jeta, vorace, sur un oeil entrouvert qu'il goba, longuement, avec l'appétit d'une pieuvre à jeun...
Ces lèvres soudées à l'orbite juvénile, ce baiser par où s'écoulait, entre deux soubresauts, la cervelle encore crue... Un instant même, il me sembla que la tête diminuait de volume, se contractait sous la pression du goulu. C'en était trop!
D'un geste, j'appelais à ma table le maître d'hôtel qui attendait aux aguets.
"Dites moi.... Igor, ce que dévore à belles dents le monsieur, là, derrière moi..."
"C'est une spécialité de la maison: l'éphèbe aux radis noirs."
"Mon pauvre ami! Rien à manger sur ces jeunots trop pâles!" lança mon voisin de table, le nez dans une sauce à l'ail. "Commandez plutôt un bon dessous de bras du pays: vous m'en direz des nouvelles..."
Le carnet de l'auteur
Ahaa, "un bon dessous de bras du pays"… Désolée, ça ne se fait pas de s'esclaffer dans un restaurant deux étoiles…
Rédigé par : catz | 30/11/2005 à 10:37
Je me souviens d'un petit restaurant dans lequel l'entrée était justement des radis. Ceux là aussi avaient une drôle de tête ;)Bon ap :o)
Rédigé par : serge | 03/12/2005 à 12:47