Sous la couverture, Gorki avait chaud, enfin la tiédeur était plus supportable que le froid au-dehors. N’empêche qu’il lui fallait sortir le pied et tâter un peu la paille autour de lui en espérant y trouver des restes de nourriture. Sa cage n’avait pas été nettoyée depuis deux ou trois semaines. L’odeur était assez épouvantable, mais il était habitué. Il y vivait depuis une quinzaine d’années et les conditions avaient rarement changé. Son pied glissa tout doucement à l’extérieur. Il tenta de coordonner les recherches, mais ses membres répondaient mal à ses ordres. Il en était ainsi depuis sa naissance. Un corps tordu, atrophié, horriblement noueux et avec lequel il vivait tant bien que mal, au grand plaisir de son maître cependant, le patron du cirque, qui faisait de Gorki sa principale attraction. Sous la paille, des excréments de rats et quelques morceaux de viande putréfiés. Rien de très comestible, à moins que la faim ne soit intenable, ce qui n’était pas encore le cas. Gorki replia la jambe, qui disparut aussitôt sous la couverture. Il ferma les yeux, ou plutôt le seul encore fonctionnel, puis respira un bon coup. Cela pourrait être pire, se dit-il pour seul réconfort. Dans la cage voisine, il entendit geindre doucement. La femme-tronc, qu’on avait intégrée de force à la troupe deux semaines plus tôt, souffrait beaucoup du froid. La pauvre refusait de se nourrir convenablement et pleurait presque tout le temps, même devant les spectateurs, ce qui mettait le patron dans une colère terrible. Gorki aurait bien voulu lui parler, la réconforter et lui dire qu’avec le temps, elle finirait par s’y faire. Tout le monde ici était habitué au rythme du cirque ambulant et de son parcours dans le pays, même par grand froid. Gorki aurait bien voulu la réconforter, donc, mais la femme-tronc ne parlait pas sa langue. Il n’en connaissait aucun mot, d’ailleurs. Au bout du corridor en terre battue, faiblement éclairé par une lampe à l’huile suspendue à un fil de fer, le rideau allait bientôt se lever. Gorki se dit qu’avec un peu de chance, les spectateurs seraient moins nombreux aujourd’hui et qu’ils ne se moqueraient pas trop de lui ou de la femme-tronc. La pauvre était horrifiée d’être ainsi exposée aux regards féroces des gens normaux. Dehors, on entendait le brouhaha des citadins impatients d’entrer. Bien gras dans leur habit du dimanche, le regard féroce, les lèvres charnues, ils n’avaient d’autre envie que de rire un bon coup de ces horribles choses qu’on exhibait pour quelques pièces de monnaie. Les hommes étaient fiers de montrer ces spécimens à leurs enfants, pointant du doigt leurs horribles déformations qui les éloignaient définitivement de la condition humaine. C’était toujours ainsi que les choses se passaient, et personne n’y pouvait rien. Gorki se dit finalement que ce ne serait qu’une mauvaise journée de plus et que ces monstres finiraient bien par passer…
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