Je pense que c’était à cause de sa voix. Peut-être aussi à cause de la présence de Steph. Lui était silencieux, mais je voyais son regard vaciller légèrement. Il était, sans s’en rendre compte, en train de perdre l’expression de sollicitude inconditionnelle qu’il affichait depuis le début de son stage.
« Bienvenue dans le réel » ai-je pensé avec une certaine ironie. Même si c’était précisément cet acquiescement de principe, cette empathie qui faisait de Steph le plus prometteur de mes stagiaires. Commencer par croire a priori ce qu’on vous dit n’est pas un mauvais capital de départ dans ce métier. Et même si cela suppose une dose de naïveté, je trouve cela plus rassurant pour l’avenir que la suffisance affichée par ceux qu’un étrange processus de vengeance envers la vie a conduit à se préoccuper de la misère des autres.
Bref, je trouvais habituellement la présence de Steph rajeunissante et rafraîchissante.
Mais l’avoir à côté de moi durant cet entretien avec Madame M. me rendait curieusement inconfortable.
Je hais Madame M, et cela me frappe chaque fois que je la vois. C’est à dire 3 ou 4 fois par an, un peu plus souvent quand elle vient de perdre un de ses maris. Car elle en a enterré trois, dont un il y a quinze jours.
Et c’est ce qu’elle est en train de me raconter avec cette insupportable voix, douce , geignarde, où passent d’étranges dissonances. Elle dit l’avoir perdu, comme si elle avait égaré quelque chose de pas très décoratif, mais de bien utile. Et pendant qu’elle parle, ses yeux surveillent mes réactions et celle de Steph, et son pouce passe et repasse sur le bord de mon bureau, dans un geste que je trouve obscène. Et je ne peux m’empêcher de penser que cela fait dix ans que je la connais, que j’ai vu défiler dans ce bureau des milliers de gens, et que jamais personne ne m’a autant fait l’effet d’être une goule.
Madame M s’est toujours choisi pour maris des hommes un peu paumés, un peu veules, un peu…Et je prétend, sans jamais avoir osé l’énoncer, qu’après avoir mis le grappin sur leurs modestes rentes, elle les a fait crever, à coup de vexations minimes et répétées, de méchancetés distillées, de lente asphyxie. J’aimais bien le dernier, un alcoolique repenti qu’elle a fait reboire, jusqu'à ce que le dernier verre lui rejaillisse par le nez, hémoglobine et alcool mêlés.
Elle vient d’achever son récit et me regarde de biais, attendant son dû : elle est ma patiente, et le tarif sécurité sociale comprend une prestation compassion minimum. Je jette un coup d’œil à Steph, dont j’aime bien la masculinité sans affectation. Il est trop jeune pour mettre un mot sur le malaise qui l’a saisi au contact de Madame M. Je suis assez vieille pour nommer ce qui me donne envie de poser ma main sur son bras.
Mais madame M attend et je me tourne vers elle. Heureusement que de longues années de pratique m’ont pourvu d’un large éventail de formules toutes faites et sans danger :
« Je comprend : tout ceci a dû vous faire un gros chèque… »
Implacable !
Rédigé par : Bibi | 26/11/2005 à 03:28
Comme Bibi, pas mieux!
C'est exactement ce que j'ai pensé... Plaf! dans le plat;)
C'est bien amené, j'ai ri; Merci
Rédigé par : serge | 26/11/2005 à 19:16