Les vacances scolaires n'étaient pas tout à fait achevées, ni les enfants rentrés de leurs villégiatures, que la vie reprit son rythme fort, après un appel inattendu d'un organisateurs des "Conférences du soir". Je les connaissais de nom, il m'apprit qu'elles s'adressaient à un public d'amateurs éclairés, lesquels en journée travaillaient à de tout autres choses mais s'instruisaient après leurs heures sur les sujets qui les passionnaient.
Glissant au passage des noms prestigieux de quelques cadres supérieurs d'entreprises de grande envergure mais dont la mention ne m'évoquait rien, il expliqua que pour attirer ce public exigeant, un certain renom était nécessaire, et que d'ailleurs la conférence prévue trois jours plus tard aurait dû être tenue par le grand professeur Albert Whitestein, mais celui-ci étant souffrant, c'était à moi qu'il avait songé en vue d’un remplacement délicat et comme au pied levé.
Je n'avais pas d'engagement à cette date, et disposais dans mes archives d’une conférence un peu "généraliste" déjà constituée pour le public américain rencontré l'année précédente ; le mélange chez mon interlocuteur d'embarras et de fierté de son propre prestige n'était pas sans m'amuser, je m'entendis dire oui sans même m'inquiéter des conditions offertes.
Je me remis ainsi en ordre de marche, ce qui me fit du bien. Je passais les trois jours de reste à reprendre mon ancien cours, peaufiner quelques points de détails, mesurer puis réduire les durées de certains passages afin qu'il ne puissent lasser un public semi-averti.
Je n'oubliais pas Laurence que je tentais d'appeler, mais toujours en vain : ou bien elle passait ailleurs sa convalescence, ou l'intervention nécessitait une hospitalisation longue. Au fond de moi, j’étais soucieuse.
Quant à Jean-Denis son souvenir me taraudait de façon intempestive, me serrant le corps aux moments les plus inattendus où je me croyais concentrée. Je cherchais refuge auprès de mon mari, lequel me croyait triste d'être une mère sans ses enfants et qui après de très lourdes journées de travail en début de vacances tentait de rentrer plus tôt et de parfois se montrer un brin attentionné. Ca fonctionnait, dans une certaine mesure.
Je me rendis compte que je souffrais plus de la disparition de l'ami proche que de l'absence de l'amant que Jean-Denis m’était devenu.
Le jour de la conférence arriva très vite, il précédait à peine le retour prévu des grands et le même soir mon époux devait aller chercher le petit chez sa grand-mère.
Tout se passa fort bien. L'assistance était réceptive, un régal de conférencier, les questions pertinentes, et curieusement sans que je n'en ai été prévenue ou n'en ai pris garde à l'annonce, une petite séance de dédicace de mes rares ouvrages avait été organisée.
J'étais penchée sur cette dernière part de mon travail, agréablement surprise par l'intérêt que d'assez nombreuses personnes me manifestaient, quand mon coeur se mit à battre fort, tout seul sans préavis. Je fus persuadée si je levais les yeux d’entrevoir soudain Jean-Denis dans ce qui restait du public. En attendant je continuais à répondre à quelque question secondaire sur des pseudo-vestiges vikings qui passionnaient un de mes admirateurs bas-normands. Les envahisseurs de toute sorte devraient prendre modèle, les Vikings sont bien les seuls dont les descendants d'envahis semblent tirer quelque fierté.
Enfin je pus rendre son livre à mon historien amateur de civilisation nordique, et regarder sans impolitesse vers l'amphi.
De Jean-Denis point, mais la déception n'eut pas le temps de creuser sa trace car je compris aussitôt la source de mon alerte : Laurence pâle et mince et comme timide se tenait un peu en retrait des personnes qui attendaient leur tour pour une dédicace sur un ouvrage savant.
Passablement appréhensive, je fis signe aux suivants d'attendre un instant et me levais pour lui faire la bise. Elle n'était pas tout à fait dans son assiette mais semblait ne pas m'en imputer la cause, nous n'échangeâmes pas trois mots, elle eut un doux sourire tout ourlé de fatigue et me désigna les personnes qui attendaient, et me fit signe aussi qu'elle-même avait son temps.
Il était cependant fort tard quand nous pûmes un peu parler, et même après le monde, restaient encore quelques personnes, l'organisateur et son épouse, une de mes collègues de travail venue tout exprès s'entretenir un peu, nous n'eûmes donc aucun instant de paroles fort intimes.
Elle m'indiqua qu'elle avait été malade mais qu'elle allait mieux, qu'elle m'avait apporté un livre qui pensait-elle me plairait, me le glissa discrètement, puis participa poliment à la conversation générale, avant de me faire signe qu'elle devait y aller.
Elle n'en dit rien mais je compris à la voir qu'elle tombait de fatigue et qu'une soirée de cet ordre pour une convalescente était un épuisement. Je l'embrassais plus tendrement qu'à l'ordinaire, me promettant intérieurement de la rappeler cette fois dés qu'il me serait possible de lui accorder un temps de qualité. Qu'elle ait fait l'effort de venir malgré la longue négligence dont je l'avais gratifiée, me touchait beaucoup. Je mesurais combien notre affection était réciproque même si j'avais commis le crime de l'oublier.
Notre amitié méritait mieux que les interstices d'une vie dispersée, et nos moments partagés bien meilleure place qu'une mémoire fragmentée faite d'instants volés.
Merci. Encore un épisode passionnant !
Rédigé par : Claire | 24/10/2005 à 12:58
Merci Claire, en fait ça dépend beaucoup du thème proposé, si ça se glisse bien ou pas
(et puis aussi de choses stupides comme par exemple : aujourd'hui j'étais en congé et tranquille, donc hier j'ai pu me permettre d'écrire un peu tard) ;
ça marche pas toujours.
Rédigé par : gilda | 24/10/2005 à 17:24
Plaisir d'écrire, plaisir de te lire... moments très agréables, évasions sympathiques ...
Rédigé par : Dan | 25/10/2005 à 16:46