La matière manquante
Fantasme autobiographique
« Adorale sorcière, aimes-tu les damnés ?
Dis, connais-tu l’irrémissible ?
Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
À qui notre cœur sert de cible
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? »
L’irréparable
Charles Beaudelaire
Je descends vers l’observatoire et je suis mort de peur. Je fais probablement la chose la plus délirante de mon existence. Dans le noir, mon ascenseur continue à descendre vers une machine qui capte une matière invisible que l’on croyait sans masse, projetée vers nous par le soleil, les neutrinos. Ils nous traversent chaque jour et traversent la planète en quantité astronomique, de quoi angoisser la nuit. Les modèles théoriques actuels n’arrivent qu’à rendre compte que de 5% de la masse de l’univers, le reste manque. Délire théorique et délire comportementale, je commence à transpirer.
Si je descends dans le noir c’est exactement parce que je me croyais l’essentiel de mon univers. Je me rends compte, brutalement, que je n’en suis qu’une infime partie, je me rends compte que le monde me glisse entre les doigts parce que je ne sais pas le prendre. En fait, il me manque l’autre que je n’ai toujours vu que pour moi, il me manque l’autre parce que je me suis toujours mieux aimé l’aimant.
Ce que je trouve le plus délirant dans mon comportement c’est de me retrouver dans un coin perdu de l’Ontario et que, pour pénétrer l’observatoire, j’ai dû perpétrer au moins deux ou trois offenses criminelles dont impostures et usages abusifs, à des fins privées, de documents confidentiels. Bref, j’y baigne jusqu’au cou.
Les portes s’ouvrent et elle m’attend à l’entrée d’un long corridor blanc.
En vingt ans, elle n’a pas vraiment changée, elle a toujours l’air d’une jeune aristocrate russe vaguement hippie plutôt que de la fille d’un immigrant italien. Toujours aussi grande, elle attend, les mains derrière le dos. J’ai un peu sourcillé en apprenant qu’elle était devenue astrophysicienne, mais en y repensant, je ne voyais pas vraiment ce qu’elle aurait pu faire d’autre.
Elle me fait visiter l’installation, m’explique comment elle utilisera tout ça pour sa recherche, me pose des questions pour savoir si j’ai bien compris. J’ai beaucoup de mal à suivre, sa voie n’a pas changé, j’avais presque oublié sa manière de bouger, seulement quelques rides sur le bord de ses yeux trahissent le temps qui passe.
Soudain je suis dans le métro à la fin des années quatre-vingt, mes écouteurs sur les oreilles, j’écoute la chanson qui porte son nom. Elle est dans le fond du wagon et je la regarde, caché dans un coin. Nous n’allions plus à la même école au secondaire, mais nous descendions à la même station, ma sortie était à un bout du train, la sienne à l’autre. Je ne sais plus quand j’ai arrêté de l’aimer, je me souviens simplement à quel moment j’ai rendu les choses impossibles.
Devant un café, après la visite, les vieux souvenirs ont refait surface.
-« J’aurais aimé faire physique comme toi. »
-« Qu’est ce qui t’en a empêché ? »
-« Tu vas rigoler si je te le dis… Bon, c’est l’aspect systématique de la science qui m’angoisse. Je suis un peu claustrophobe des formules.»
Elle sourit et me replonge dans la peau d’un gamin de cinquième année qui ne comprend pas trop ce qui arrive. Soudain l’inévitable culpabilité m’envahi. J’aurais aimé pouvoir m’enfuir sans parler, mais cette fois je me suis mis dans une position où je dois tout dire.
-« Je ne vais pas te faire perdre ton temps au moins… Tu vas avoir la bourse post-doctorale. Je ne suis pas chargé de programme au Conseil national de recherche. Je suis l’attaché politique d’un député membre du comité des comptes publics trop épais pour comprendre l’importance de financer un programme de bourse pour des recherches comme les tiennes… »
Je laisse la poussière retomber…
-« J’ai eu accès à ton dossier parce que j’avais demandé à un fonctionnaire des bons exemples de recherches, finançables, impressionnantes et surtout explicables à un bonhomme qui à son barreau, mais aucune notion de science. »
-« Et la masse manquante… »
-« Je n’ai pas dit que le fonctionnaire avait fait un très bon travail… »
-« Qu’est ce que tu fais ici alors. »
Il fallait bien que je réponde à cette question. J’aurais aimé l’éviter, même si c’était pour dire ces deux, trois phrases ridicules que j’avais tout machiné.
-« Je suis venu m’excuser pour un certain après-midi de printemps, dix-sept ans plus tard. »
Il faisait soleil, les examens du ministère étaient terminés et le téléphone à sonné.
-« C’était toi, une gamine de treize ans qui avait pris son courage à deux mains pour m’appeler et me demander si je voulais faire quelque chose, n’importe quoi… J’ai dit non…alors que j’avais désespérément envie de dire oui. Je crois que, de ma vie, c’est la première chose que je regrette et une de celle que je regrette le plus. Marie, tu es la première fille que j’ai aimé, j’aurais dû dire oui et ça aurait probablement changé ma vie… bon ma vie n’est pas si misérable que ça, mais ça l’aurait changé tout de même.»
Elle prend le temps de sourire, la suture tient le coup.
-« Pourquoi ça t’a pris dix-sept ans me dire ça ? »
-« Hormis le fait que j’ai probablement une libido narcissique et que je ne savais pas trop comment ? J’ai pris dix-sept ans à me rendre compte que c’est assez simple, je suis con. »
Le carnet de l'auteur
Ces histoires d'amour qui auraient pu exister, que l'on regrette presque...
Si je pouvais les revoir un jour, ces deux filles de mon passé que ce texte m'évoque, j'aimerais aussi avoir le courage de le leur dire.
Rédigé par : Sok | 10/07/2005 à 15:47