Cinq heures du matin. Jean-Paul alluma une autre cigarette. Le cendrier menaçait de déborder sur les livres ouverts, sur le programme officiel, sur ses feuilles de brouillon couvertes de phrases biffées les unes après les autres.
Comme chaque jour de son existence, il pensa à Sandrine. Quelle vie menait-elle maintenant ? Elle aurait 18 ans dans moins de trois mois. Poursuivait-elle ses études ? Avait-elle un petit ami ?
Jean-Paul essaya de se reconcentrer. Une nouvelle phrase raturée, une autre feuille de brouillon, encore une cigarette. Comment avait-il pu faire cela à sa propre fille ? Il n’arrivait pas à oublier les gestes déplacés, intimes, répétés. Elle était si belle le jour de son onzième anniversaire. On aurait dit une princesse. Il s’était imaginé pouvoir être son prince, il aurait voulu la garder pour lui seul.
Sa femme avait failli le tuer lorsqu’elle les avait découvert, nus, enlacés, dans le lit conjugal. Elle l’avait chassé, violemment, comme il le méritait. Lui avait dit qu’il ne reverrait jamais sa fille. Il avait dû partir, loin, dans une autre académie. Pendant un an, il n’avait pas donné signe de vie. Puis il était revenu les voir, leur téléphonait parfois, promettait qu’il était guéri. À chaque visite, à chaque coup de fil, le malaise était palpable. Elle avait perdu son innocence, elle lui en voulait, il s’en voulait. Le psychiatre lui avait dit qu’elle en sortirait probablement traumatisée à vie. Il avait finalement abandonné, se disant que c’était mieux pour elle, pour sa mère, pour lui. Leur confiance en lui était définitivement perdue. Il valait mieux qu’il s’efface.
Jean-Paul était épuisé, son travail n’avançait pas. Pourtant, il devait rendre le sujet quelques heures plus tard, afin qu’il soit proposé au jury mêlé à une vingtaine d’autres. Il repensa à sa fille et écrivit, d’une main qu’il espérait ferme : « Baccalauréat 2005, section S, sujet de philosophie : Regrets et remords, importance et limites de la culpabilité de l’Homme ».
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