De passage dans le sud-ouest pour une réunion de travail, Archibald Trévory s’ennuyait, ce mercredi midi, faisant face à son steak trop cuit et à ses frites trop grasses. Gilles de Ploucastel s’évertuait à lui vanter les mérites de l’économie locale et des bienfaits comparés de l’implantation des centres de recherche dans la réunion, Antoine Juliard, son adjoint, acquiesçait à la moindre parole.
Les hommes d’affaire avaient insisté pour venir manger dans cette taverne crasseuse, pur produit du terroir, probablement pour l’impressionner par le faible coût de la nourriture, sensé lui donner l’impression que tout dans la région était à l’avenant. Mais Archibald remarquait surtout la nappe en plastique huileuse, les verres douteux et les couverts en aluminium. Il passait le temps en essayant de découvrir la couleur des cheveux de la serveuse, qui n’avaient pas dû voir le shampooing depuis au moins deux semaines. Elle leur apporta le pain, l’air hagard, sans même les regarder. Elle avait probablement 40 ans mais en paraissait dix de plus. Archibald, ingénieur de 52 ans, avait l’air plus vaillant.
Le patron sortit de derrière son comptoir et vint leur demander si tout allait bien. Par politesse, les trois hommes répondirent que la viande était excellente, mais soulignèrent que sa femme avait oublié d’apporter le vin.
« Vous voulez parler de Suzanne ? Ce n’est pas ma femme, c’est une pauvre fille que j’ai ramassée dans la rue, elle n’avait personne et j’avais besoin d’une serveuse. Pensez-donc, à son âge, elle a pas de mari, pas d’enfant. Elle est un peu trop versée sur la bouteille si vous voyez ce que je veux dire. Quand elle est soûle, elle raconte qu’elle aurait pu être ingénieuse ou je sais pas trop quoi. Suzanne, bouge tes fesses et apporte donc à boire à ces messieurs ! »
Le repas se poursuivit, aussi inintéressant qu’il avait commencé. Lorsqu’il prit congé de ses compagnons, Archibald demande au tavernier s’il avait une chambre libre. La libéralisation du trafic ferroviaire avait semé une telle pagaille dans les horaires qu’il ne pouvait quitter la ville avant le lendemain. Il monta dans sa chambre, décidé à étudier les dossiers en attendant le soir, espérant trouver pour le dîner une meilleure table.
La chambre était miteuse mais disposait d’une table et d’une chaise en bois inconfortable lui permettant de travailler. Archibald ne parvenait pas à se concentrer. Lorsque Suzanne frappa à la porte pour lui apporter des draps propres, il le vécut comme un soulagement.
Afin de faire le lit, Suzanne dut déplacer la mallette dans laquelle se trouvaient les dossiers d’Archibald. Maladroitement, elle fit tomber une enveloppe et se pencha pour la ramasser. Archibald ne put s’empêcher de remarquer ses fesses lourdes et ses jambes épaisses. Elle mangeait probablement tous les jours à la taverne, et son faciès rougeaud trahissait son attirance pour le vin bon marché.
En replaçant la lettre dans la mallette, Suzanne eut dans le regard une lueur de lucidité qui contrastait avec son état apathique. Après avoir regardé alternativement l’enveloppe et Archibald, elle s’empressa de la remettre en place et de finir le lit. Tous ses mouvements semblaient alors accélérés par rapport à sa nonchalance précédente, comme si elle voulait en finir le plus rapidement possible.
C’est à ce moment qu’Archibald la reconnut. Évidemment, Suzanne. Il l’avait connue lorsqu’elle faisait ses études à Paris, quelques vingt ans auparavant. Elle était belle, elle était drôle. Il avait été amoureux d’elle, comme tant d’autres. Toujours entourée d’une bande d’amis, elle passait son temps à faire la fête. Archibald et elle avaient été très proches, amis inséparables, confidents, amants même pendant un temps. Elle était douée, mais peu studieuse, préférant les soirées endiablées aux révisions, les journées au lit prenant le pas sur les cours.
Archibald Trévory se souvint du moment où tout avait basculé. Suzanne était en difficulté mais ne semblait pas s’en faire. Elle avait confiance, elle avait toujours eu de la chance, elle avait toujours réussi sans jamais travailler. Elle se rendait compte qu’elle avait franchi les limites et risquait, pour la première fois, de ne pas s’en tirer. Mais elle continuait à croquer la vie à pleines dents, à vivre ses passions avec fougue, à préférer le plaisir aux menus efforts nécessaires pour réussir. Elle se croyait heureuse, même si parfois elle paraissait se mentir à elle-même pour s’en convaincre.
Archibald avait tout fait pour lui faire prendre conscience de la situation. Par instants, il pensait même avoir réussi. Un soir, peu avant les examens, il en fit un peu trop au goût de Suzanne. Alors qu’elle lui avait promis de ne rester que quelques minutes chez sa nouvelle conquête, elle y passa les heures qu’elle aurait dû consacrer à ses études. Il lui reprocha. Elle ne lui pardonna pas cette ultime intrusion dans sa vie. Leur amitié, qu’ils pensaient jusqu’alors inébranlable et éternelle, ne survécut pas à cette douce soirée de juin. Ils ne s’adressèrent plus la parole. Lorsqu’il apprit qu’elle était définitivement exclue, il passa malgré lui la nuit à pleurer. Ce fut la dernière fois qu’il entendit parler d’elle. La vie d’Archibald suivit son cours. Les premiers mois, il tombait souvent par hasard sur des photos où elle apparaissait, joyeuse, insouciante. Au fil des déménagements, les photos disparurent. Le visage de Suzanne s’était peu à peu estompé de sa mémoire. Cela faisait bien dix ans qu’il n’avait plus pensé à elle.
Au moment où Suzanne sortit de la chambre, Archibald fut tenté de la retenir. Il pensa à rattraper le temps perdu, se demanda un instant s’ils avaient mérité ce gâchis. Il ne le fit pas. À l’heure du souper, il demeura dans sa chambre. Lorsque le patron lui proposa de lui monter quelque chose à manger, Archibald lui répondit par la négative, arguant qu’il ne se sentait pas très bien et qu’il voulait dormir.
Le lendemain matin, alors que le jour éclairait la chambre à travers les rideaux défraîchis, Suzanne ouvrit la porte sans avoir frappé. Elle s’était faite belle, s’était parfumée, avait passé ses plus jolis vêtements. Ses cheveux propres et bien coiffés avaient repris leur couleur d’autrefois qu’il aimait tant. Elle appela Archibald d’une voix douce. Il ne répondit pas.
Archibald Trévory s’était éteint au petit matin. Les draps étaient encore trempés de ses larmes, retenues pendant presque vingt ans.
Commentaires