« On m’appelle Dédé. Ne cherche pas mon vrai nom, je l’ai oublié. Les potes m’appellent Dédé et ça me va bien. J’ai mis du temps à ce qu’ils m’acceptent : pour eux, une nénette c’est une fouteuse de merde. Alors, ce surnom, c’est une manière de dire que j’en suis pas vraiment une, de nénette. De toute façon, quand on me voit, on a du mal à m’imaginer avec jupe et falbala. La plupart du temps, tout l’monde me prend pour un mec. Ça fait maintenant deux ans que je traîne avec eux dans la rue. Deux ans chez nous, les clodos, c’est une éternité.
Cette vie je l’ai pas choisie. Ça me fait hurler quand j’entends les passants dire que si on voulait vraiment…. C’est facile de tenir ce genre de discours quand on a un toit, un boulot et une famille. Ils veulent pas essayer juste une nuit d’échanger les places ? Moi j’veux bien dormir dans des draps, juste pour une nuit. Tu vois celle-là, la Madame « j’tourne des fesses » ? Tous les matins elle passe devant mon carton pour aller acheter son pain. Et bien tous les matins elle tourne la tête pour pas me voir, comme si j’étais contagieuse ! Des fois, j’aimerais me lever et me foutre en travers de son chemin, juste pour lui dire qu’y a pas si longtemps, moi aussi j’étais perché sur mes certitudes comme sur des talons aiguilles !
Comment j’en suis arrivée là, ça te regarde pas. T’as qu’à écouter la chanson d’Anne Sylvestre sur la malchance, c’est notre histoire à tous. C’est pas ça qui compte. De toute façon, une fois qu’t’y es dans le ruisseau, tu t’en fous de savoir pourquoi. Le truc vraiment important c’est de savoir quoi manger et où pieuter. Surtout quand t’es une gonzesse. Au début je savais pas. Alors j’essayais de rester propre, féminine. J’avais ma fierté. Quelle connerie ! Les autres te font vite comprendre que ta fierté elle est pas compatible avec ta survie. Quand t’es une femme, t’as tout intérêt à le faire oublier si tu veux pioncer tranquille la nuit ! Tu croyais quoi ? Que j’étais sapée comme ça parce que j’avais rien d’autre à m’foutre sur l’cul ? Mais non mon gars, c’est un choix ! Désolée de te décevoir, mais dans le sac qui est là, en dessous du fatras, y a des fringues de filles. Mais ici ça sert à rien, juste à avoir des emmerdes. Alors j’ai joué au caméléon. J’ai coupé mes cheveux, j’ai mis des vieux pulls informes empilés les uns sur les autres, et des vieilles godasses trouvées dans la poubelle.
Alors c’est sûr ma féminité, tu risques pas de la voir comme ça ! Surtout qu’en ce moment il fait plutôt froid. Du coup je pite pas mal et ça me rend vulgaire y paraît. Mais au moins on me fout la paix. Les potes y m’ont définitivement intégrée dans leur groupe. Ils ont même fini pas oublier que j’étais une gonzesse. Même moi j’ai failli l’oublier. J’étais Dédé et puis c’est tout.
Et puis y a René qui a débarqué.
On savait pas d’où il venait celui-là, mais il est arrivé avec deux bouteilles de rouge. Du coup on l’a laissé s’installer. Son histoire, comme celles des autres, on s’en foutait, mais René il avait des yeux qui se perdaient. A un moment, on était tous à se fendre la gueule, et lui il avait le regard ailleurs. Plus tard, tous les potes s’étaient endormis. Y avait plus que René et moi encore debout. On disait rien. On avait pas envie. Et puis René il est venu s’asseoir à côté de moi et il a posé sa main sur mon épaule. « T’es pédé ou quoi ? » que je lui ai demandé. Mais j’ai pas pu dire autre chose. Il m’a regardé, avec ses putains d’yeux délavés, et j’ai su qu’il savait. D’habitude, j‘aurai réagi illico, du style « toi mon gars, faut pas faire chier si tu veux les conserver entières ! ». Mais là j’ai pas pu. J’ai pas pu parce que figure-toi, que même dans ma vie d’avant, aucun homme ne m’avait regardé comme ça. René, il avait des yeux qui voyaient sous les pelures, la saleté et la peau crevassée. Tu peux rire si tu veux, mais René, il a vu la femme. Il a vu la femme qu’aucun bourge n’avait su voir quand j’étais encore civilisée.
T’es pas obligé de me croire, mais de tous mes souvenirs, même ceux de quand j’étais normale, la nuit que j’ai passée avec ce mec est le plus beau. On n’a pas dit un mot, on s’est juste un peu éloignés des autres, et on s’est offert la plus belle nuit de tendresses et de caresses que tu connaîtras jamais. Et les fringues de gonzesses dans mon sac, c’est lui qui me les a filées le lendemain avant de continuer son chemin. Je les garde précieusement pour ne plus oublier.
Le carnet de l'auteure
Superbe! Un cœur gros comme çà!
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Rédigé par : catz | 06/06/2005 à 09:23
Une fois avalé d'une traite, comment on fait, dis, pour dénouer le gros noeud, là, que laisse ton magnifique texte ?
Rédigé par : sylvie | 06/06/2005 à 09:23
Merci beaucoup à vous deux. C'est moi qui suis maintenant "toute émue"... Je ne voulais pas tomber dans la niaiserie, ce personnage ne l'aurait pas supporté. J'espère avoir réussi. En tout cas, vos mots vont égayer ma semaine, ça fait du bien.
Rédigé par : laurence | 06/06/2005 à 10:36
Non tu n'es pas tombée dans la niaiserie, c'ètait magnifique, et triste, et plein de joie aussi, car l'amour est une joie, toujours et partout.
Rédigé par : Dominique | 06/06/2005 à 12:04
Très belle histoire. On s'y croirait...
Rédigé par : coyote des neiges | 06/06/2005 à 17:08