Mais quelle idée farfelue lui était passée par la tête ? Estelle, face à la montagne de vêtements éparpillés sur son lit, ne comprenait pas pourquoi elle s’était levée ce matin avec le projet fou de faire le tri de ses vêtements.
Accumulés au fil des ans, ils semblaient la narguer, en rang serrés, prêt à livrer une bataille dont ils se savaient d’avance vainqueurs. Non qu’Estelle soit une dépensière invétérée, mais elle ne pouvait se résoudre à se séparer de ces lambeaux d’elle, de ces échantillons de sa vie. Cette petite robe verte, par exemple, qu’elle portait le jour de la naissance de sa nièce ; et ce joli caraco bleu qu’elle avait acheté lors d’un voyage en Italie ; ou encore cette salopette improbable achetée avec Annie avant que celle-ci ait son accident.
Estelle était pourtant pleine de bonne volonté. Elle avait même préparé un grand carton pour y déposer toutes les fringues qu’elle avait prévu de vendre ensuite. Mais à chaque fois qu’elle attrapait un vêtement, les souvenirs affluaient et l’inondaient. Jupes, pantalons, boléros, vestes, chemisiers, écharpes… Tous étaient associés à un lambeau de son existence. Assise au milieu des tissus, elle faisait l’inventaire de sa vie. Elle ne pouvait même pas se résoudre à donner ceux qui lui évoquaient des périodes plus sombres.
Elle en était là de ses réminiscences, quand elle vit, perdu sous les foulards et les chandails, un morceau de toile qui ne lui rappelait rien.
Intriguée, elle délogea de son repaire l’objet en question. Un jean. Des jeans, elle en avait peu, celui-ci aurait donc du lui dire quelque chose. Pourtant, elle avait beau fouiller dans sa mémoire, impossible de savoir comment il avait atterri dans son armoire. Non, vraiment, ce pantalon n’était lié à rien.
Un sourire se dessina alors sur le visage d’Estelle. Son entreprise du matin ne se solderait finalement point sur un échec. Elle tenait entre ses mains une victime idéale. Voilà qui lui permettrait de ranger toutes ses autres tenues la conscience tranquille puisque le carton ne serait pas vide. Heureuse d’être parvenue à gagner cette bataille, elle rangea avec douceur tous les habits ayant échappés à la sanction. Bientôt, il ne resta plus sur le lit que ce pantalon inconnu. En le défroissant, elle sentit un renflement au niveau de la poche arrière. Machinalement elle en retira un morceau de papier chiffonné qu’elle laissa tomber sur le lit. Puis elle plia soigneusement le pantalon et le posa au centre du carton. Elle ne put s’empêcher de rire devant cet emballage immensément grand, mais d’un élan résolu, elle le referma et alla le porter à la friperie de son quartier.
Ce n’est à la nuit tombée, quand elle se décida à aller dormir, qu’elle vit, replié sur lui-même, ce petit bout de papier perdu au milieu de sa couette. Sans y réfléchir, elle l’attrapa et le défroissa. C’est alors que tout lui revint.
Oh, ce n’était rien d’extraordinaire, juste une facture de brasserie datant d’il y a trois ans. Dessus, il était indiqué : 2 salades niçoises, 2 brandades de morue, 2 crèmes catalane et 2 cafés. Il n’y avait même pas eu de vin pour accompagner ce repas. Repas d’ailleurs qui n’avait rien eu d’exceptionnel. Pourtant, Estelle se souvint avec précision des instants qui avaient précédé et suivi ce déjeuner.
Ce matin-là, elle n’avait pas trouvé de quoi s’habiller, ses vêtements s’entassant dangereusement depuis quelques jours dans son panier à linge sale. Déjà en retard pour ses cours, elle avait alors emprunté à la hâte un jean à sa colocataire. Une fois arrivée sur le campus, elle avait écouté d’une oreille distraite le professeur parler de rhétorique et de tautologie. Puis, à midi, elle était allée déjeuner avec une amie dans une brasserie non loin de la fac, et au cours du repas, elles avaient rit de bon cœur en évoquant la soirée de la veille. Au moment de partir, après avoir payé l’addition, Estelle sentit son téléphone vibrer dans son sac. Tout en froissant la note dans la poche arrière du jean, elle décrocha son téléphone de l’autre main.
A l’autre bout du fil, il y avait un homme qu’elle n’avait pas entendu depuis vingt ans ; un homme dont la voix tremblait d’émotion ; un homme qui lui avouait tous les remords qui le rongeaient depuis si longtemps ; un homme qu’elle avait à la fois vénéré et haï pendant des années ; un homme qui lui avait donné la vie mais avait oublié que cela ne suffisait pas.
Trois années se sont écoulées depuis ce jour. Trois années de joies, d’émotions mais aussi d’appréhensions et de doutes. Trois années de rencontres pour tenter de rattraper le temps perdu.
Une larme de paix coula sur la joue d’Estelle. Tout en chiffonnant ce bout de papier dans la poche de son pantalon, elle décrocha le téléphone et composa le numéro qu’elle connaissait aujourd’hui par cœur.
« Bonsoir Papa. J’avais juste envie de te dire que je t’aime. Et toi, comment tu vas ce soir? »
Le carnet de l'auteure
Très belle histoire pour amorcer le sujet! Ce jeans qu'elle ne reconnaissait pas a vraiment réussi à capter mon attention...
Rédigé par : coyote des neiges | 30/05/2005 à 02:38
Merci Coyote. :)
Rédigé par : laurence | 30/05/2005 à 07:48