« Nous ne sommes pas du même monde. Adieu, tu as dépassé les bornes. J’ai peut-être le visage PROGNATE, tu n’avais pas le droit de m’insulter. Je ne suis pas TARÉE. Tu as critiqué DEUX fois de trop mon amour de l’INFORMATIQUE. Je pars à l’autre bout du monde, là où tu ne mérites pas de me rejoindre. »
En lisant ces mots, Antoine sentit une grosse boule se nouer dans sa gorge, de laquelle s’échappaient encore des relents de vomi. Sa tête menaçait d’exploser. L’alcool, sa compagne de toujours, l’avait trahi encore une fois. Et visiblement, Sonia s’apprêtait à faire la même chose.
Il se traîna péniblement jusqu’à la salle de bains. Accroché au lavabo, il se souleva et examina son visage. Des griffures sur la joue gauche, une lèvre tuméfiée. Le souvenir d’une énorme baffe lui revint en mémoire. Costaude son informaticienne. Face à elle, il ne faisait pas le poids, petit prof sans ambition de 60kg tout mouillé.
Pourquoi cette engueulade ? Antoine relit la note. Après la journée pourrie passée la veille à la fac, au milieu d’étudiants insupportables, il s’était mis à boire. Sonia était rentrée et l’avait traîté de poivrot .Il s’était énervé, s’était servi un autre verre, l’avait ignorée, puis s’était mis à l’insulter en criant plus fort qu’elle. Puis le trou noir. Il s’était réveillé seul, encore habillé.
Réalisant qu’il allait vraiment la perdre, Antoine se précipita vers la porte et sortit en trombe de leur pavillon acheté deux mois plus tôt. Il héla un taxi et lui demanda de l’emmener à l’aéroport le plus rapidement possible. Les majuscules n’étaient pas placées au hasard. Ce mot était un test, Sonia le testait en permanence, prétendant que seule la stimulation intellectuelle ralentirait les ravages de l’alcool.
Antoine s’échappa du taxi dès que celui-ci s’arrêta. Il n’avait pas d’argent, et n’avait pas de temps à perdre à expliquer cela à chauffeur. Il se rua dans l’aéroport et couru au tableau d’affichage. Berlin. Los Angeles. Paris. Rio. Bangkok. Où allait-elle ? Fana d’ordinateurs, toquée de la programmation, humaniste de la technique, qu’est-ce qui lui conviendrait le mieux ?
Non, ce n’était pas comme ça qu’il fallait procéder. C’est vrai qu’elle avait un menton prognate. D’ailleurs, il se souvenait l’avoir traitée de jument la veille. Mais il aimait ce visage, lorsqu’il était enfant il fantasmait sur Alexandra Kazan. Jument. C’était méchant, mais réaliste. Attrapant un crayon sur un comptoir, il nota le mot au dos du papier.
C’est vrai qu’elle était aussi un peu tarée. Complètement barge même. Barge. Antoine se souvenait de ces insultes lâchées sous le coup de la colère. Jument barge ? Ça ne voulait rien dire. Il eut un doute sur l’orthographe. Barje ? Non, ils en avaient déjà discuté, elle était catégorique, il fallait un g.
C’était foutu. Il s’effondra contre un mur dans le hall de l’aéroport. Un gamin à lunettes, l’air un peu autiste, vint s’assoir à côté de lui. « What’s your name sir? » Antoine ne répondit rien, il regardait le papier d’un air absent, le tournant et le retournant dans tous les sens. Les appels pour les différents vols se succédaient dans les hauts-parleurs, aucun rapport avec une jument barge. « Last call for Miami, departure gate number J7 ». Le môme se mit à crier en montrant le papier d’Antoine: « Gate number J, gate number J, gate number J! »
« Jument barge », « Gate number J ». Sonia adorait les anagrammes. Antoine se leva sans même regarder l’enfant et courru jusqu’au terminal J. 28 portes. Laquelle choisir ? Son regard tomba sur le DEUX écrit en majuscules. Le vol pour Rio de Janeiro. L’embarquement commençait à peine, il cria son prénom, tout le monde se tourna vers lui. Mais pas elle. Elle n’était pas là.
Impossible, le message était clair. Où était-elle passée ? Comment aurait-elle pû rater son avion ? Il se mit à pleurer, debout au milieu de la foule. Il resta là cinq bonnes minutes, à se vider de ses larmes. Le bip-bip incessant d’un ordinateur le força à retrouver ses esprits. Deux. Pour une informaticienne, deux ne s’écrivait pas 2 mais 10. Gate number J10.
La porte J10 était juste derrière lui. L’écran affichait la destination : Paris. Les derniers passagers étaient en train d’embarquer dans la navette qui les emmènerait jusqu’à l’avion. Sur le tarmak, il l’aperçu. Elle le regardait. Elle avait le regard triste. Elle l’avait vu échouer. Elle était déçue. Elle ne reviendrait pas, l’alcool avait gagné. Il se sentait minable.
Couché par terre, Antoine s’agita et fit tomber un verre qui se brisa. Il se réveilla, en sueur, tout habillé, un goût de vomi dans la bouche. Il avait mal à la tête, il était seul, comme il l’avait toujours été, il sentait mauvais et son appartement aussi. Se traînant péniblement jusqu’à son clavier, il se connecta sur le chat sur lequel il passait son temps quand il ne buvait pas. Il tapa son pseudonyme et son mot de passe. L’ordinateur afficha « Bonjour Sonia, il y a actuellement 172 connectés. »
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