J’ignore combien de fois au total il est entré dans la pièce tandis que je dormais.
Peut-être une seule fois, finalement? Mais sans pouvoir affirmer qu’il ait été réellement présent, il semble avoir parfois accompagné mes rêves interminables.
En tous les cas je me suis éveillée lorsqu’il a effleuré mes doigts. Cela m’a fait l’effet d’une brûlure suave, d’un feu follet. Ma main devait être froide, à cause de ma longue léthargie : depuis quand étais-je endormie ? Je me rappelais mal l’instant de mon coucher. Enfin un lointain souvenir de fièvre m’est revenu ; j’ai repris complètement mes esprits en ouvrant lentement mes paupières face un visage attentif, le visage d’un homme inconnu, aux traits réguliers et au regard à peine étonné.
J’avais très soif. Il a rincé une des vieilles coupes en vermeil qui trône sur le linteau de la cheminée éteinte, et il m’a offert un peu d’eau depuis sa gourde de voyage. Je ne suis pas arrivée à goûter aux fruits qu’il avait cueillis je ne sais où, peut-être depuis le verger en contrebas ?
Je me suis allongée de nouveau, encore un peu étourdie, et me suis assoupie dans un fatras de songes abracadabrants.
Un peu inquiet de mon état, il m’avait veillée plusieurs heures, mais j’ai dormi quasiment d’un trait jusqu’au lendemain soir. Il s’est présenté sous le nom d’Ulrich D.
Il s’est perdu dans la forêt qui couvre le nord de la vallée, et il a décidé de prendre refuge ici lorsque l’orage a menacé : Les orages sont souvent violents dans la région, à cause des courants de vents qui se déchaînent sur les versants septentrionaux, abattant parfois branches et arbrisseaux sur leur passage.
Je l’ai encouragé à ne pas se formaliser des circonstances de cette hospitalité et à s’installer au mieux, le temps qui lui serait nécessaire, dans un des multiples appartements de la demeure (…peut-être l’avait-il déjà fait d’ailleurs) : de la main, sans pouvoir me défaire de ma lassitude, je lui ai indiqué les couloirs est et ouest.
Lorsque je l’ai prié d’excuser ma fatigue, il a eu un air étrange. Par discrétion il ne m’a pas questionnée à ce sujet, mais il a hoché plusieurs fois la tête avec gravité.
J’ai décidé alors que nous devions porter un toast pour honorer sa venue : En fait je ne souhaitais pas voir son regard se rembrunir ! Cependant, à plusieurs reprises, il m’est arrivé de capter sur son visage une expression fugace de mélancolie, comme si parfois il laissait ainsi échapper le soupir d’un secret.
Cette fois nous avons partagé un verre du vin de la vieille cave, crû parfumé et presque liquoreux en bouche, et d’une belle couleur rouge-brun.
Plusieurs jours ont passé.
Je grelotte et tout autant brûle de fièvre. La journée coule assez rapidement, entre deux torpeurs chaotiques ; puis les rayons du soleil déclinent et meurent derrière les lourds rideaux de velours cramoisi. Je rêve indéfiniment en observant les mille poussières flotter dans le contre-jour des tentures empesées : elles paraissent défier la gravitation et ne jamais vouloir tomber.
Le teint laiteux de ma peau contraste avec mes longs cheveux de jais, un peu comme si j’étais le reflet d’une icône russe. Cette comparaison m’amuse, alors que depuis longtemps la coquetterie ne m’avait pas distraite !
Je continue donc à beaucoup me reposer. Le soir, comme je ne me maquille pas, je frotte un peu mes lèvres pâles pour les rosir et j’attends mon hôte. Je me suis surprise à avoir le cœur en chamade en entendant ses pas sur le carrelage.
Il vient après qu’il ait soupé seul, et nous devisons longtemps ; nous rions même beaucoup des différences de coutumes entre sa région et la vallée. Je crois qu’il prend réellement plaisir à ma compagnie.
A présent, je mesure le temps à l’aune de cette évidence: la présence d’Ulrich m’est devenue comme indispensable, je la désire plus qu’ardemment au fil des heures. Ou dirais-je plutôt que je le désire ardemment ? La jeune femme exsangue que j’étais jusqu’alors semble s’être muée en une autre femme, passionnée, ardente et fébrile. J’ai l’impression de revivre.
Tout à l’heure, dans l’armoire grinçante de la chambre nord, j’ai déniché une ancienne robe couleur rubis en taffetas et en dentelle de Bruges. J’ai un peu maigri mais je crois que ma tenue lui plait. Ce soir les prunelles d’Ulrich se sont à nouveau troublées et je l’ai taquiné en lui demandant s’il n’avait pas trop peur dans cette grande demeure éloignée de tout. Je m’attendais à ce qu’il rie, mais il a seulement murmuré, à voix si basse que j’ai failli ne pas l’entendre :
«Mais puisque le destin en a ainsi décidé pour moi.
- Vous pourriez décider d’y échapper! » l’ai-je défié en riant.
« - On n’échappe pas à son destin », a t’il soufflé en attirant mes cheveux contre sa bouche.
Comme une délivrance de mes tourments, j’ai crû défaillir en sentant sa peau délicieusement tiède contre la mienne ; l’ivresse m’a emportée sans résistance. Il m’a embrassée comme on s’enflamme, puis il a pris mes mains dans les siennes, les portant doucement à ses lèvres. La ferveur et la volupté m’ont submergée. Comme une adoration, une prière, j’ai déposé un long baiser sur son front, et je me suis attardée sur la courbe de son cou, si belle et si fragile dans ce mouvement ; mon désir est devenu plus impérieux, et je l’ai mordillé comme les amants de l’Inde marquent leur ardeur sur la peau de l’aimé, avant les grands voyages. Je m’abandonnais à lui, et je le voulais entièrement à moi. Un embrasement intérieur m’a définitivement poussé vers lui : C’est comme si je l’avais toujours aimé, comme si lui seul pouvait apaiser ma fièvre.
Il a tressailli légèrement sous la fougue de mon étreinte.
J’ai ouvert les yeux. Il souriait avec une expression indéfinissable, ses pupilles étaient comme embuées. Noces lunaires.
Bien sûr, il était venu plusieurs fois avant mon tout premier éveil, avant l’échange de notre tout premier regard..
Mais au lieu de briser mon charme en même temps que mon cœur, il était tombé amoureux. Tant mieux.
Deux perles de sang roulaient maintenant sur le cou de mon amour, comme deux minuscules pétales carmins sur un écrin pâle.
Dommage. Dommage pour les autres.
Parce que pour les défaire de la malédiction, bien sûr… tomber amoureux de moi… il n’aurait pas dû…
Troublant et fatal attrait qui prend pourtant des airs de rédemption ! J'ai beaucoup aimé... petite faiblesse pour les histoires vampires !
Rédigé par : sylvie | 22/04/2005 à 05:35
Mmmh, le trouble des passions… dévorantes et sulfureuses! Les vamps et les vampires! ;-)
Rédigé par : catz | 22/04/2005 à 10:05