Il marchait à une dizaine de mètres en avant de moi. La neige se soulevait en rafale, aveuglant mes yeux d’enfant. Il tenait une arme à feu, le canon pointé vers le sol. De temps à autre, il jetait un œil derrière son épaule, m’observait un court instant, comme pour s’assurer que j’étais toujours là. Impossible de faire autrement. Nous marchions depuis plus d’une heure, nous enfonçant toujours plus loin dans la forêt.
Le soleil s’était mi à décliner derrière les montagnes. Je crois qu’il n’avait jamais fait aussi froid.
Mon père n’avait pas prononcé un seul mot depuis que nous avions quitté la maison. Seuls des grognements accompagnaient ses directives. Prendre le sentier par ici, traverser le ruisseau par-là. Pour suivre son rythme, il me fallait doubler la cadence. J’avais une dizaine d’années. Mon cœur battait très fort. Je commençais à penser que nous ne serions pas de retour à la maison avant la nuit.
Enfin le sentier a débouché sur une petite clairière jonchée d’arbres morts. Mon père m’a fait signe d’arrêter. Il a chargé sa carabine puis s’est tourné vers moi. Je ne voyais pas très bien son visage. Sa barbe était recouverte d’une épaisse croûte de neige durcie. Il portait un chapeau rabattu sur ses oreilles. Je devinais la dureté de son regard, lui qui, de toute façon, ne souriait jamais.
J’avais du mal à contenir mes larmes. Effrayé, incapable de saisir ce qui se passait, je voulais seulement retourner chez nous. Je ne voulais pas comprendre, je voulais juste oublier. Faire semblant qu’il ne s’était rien passé.
— Pourquoi tu pleures?
Sa voix raisonnait étrangement dans ce lieu clos où les arbres serraient les rangs, comme pour mieux nous isoler. Aucune trace de colère chez lui. Seulement la satisfaction d’être en parfait contrôle. Prolonger l’ambiguïté d’une situation horrifiante, c’était son plus grand plaisir.
— Tu penses à ce que je t’ai dit l’autre jour, hein?
J’ai seulement opiné de la tête, gardant mes yeux rivés sur l’épaisse couche de neige à mes pieds.
— J’avais trop bu, dit-il simplement. Je voulais pas te faire du mal, même si tu l’avais un peu mérité. Faut pas se mettre dans mes jambes quand je bois trop. Tu sais ça, hein?
Je n’ai rien dit. Je savais surtout que ma tête était dans sa ligne de mire. Était-ce seulement le hasard? Il a parlé un bon moment. Le mot colère est revenu très souvent. Une colère sourde, qu’il ne pouvait pas toujours maîtriser, mais qui était toujours justifiée, disait-il. D’où venait-elle? Il n’a pas voulu m’expliquer. Il a terminé en jurant qu’un jour, il finirait par tout faire sauter, et que ce serait sacrément mieux ainsi.
— Bon, aller! On fout le camp. Le gibier est trop maigre dans le coin. On reviendra à la chasse une autre fois.
Nous avons repris la route. Malgré ma fatigue, la lourdeur de la neige sous mes bottes, je suivais le rythme sans peine, évitant toutefois de mettre mes pas dans les siens…
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