C'est l'histoire d'une femme qui est sur la jetée et qui pense à un homme qui lui a écrit qu'il a pensé à elle. Ca pourrait commencer ainsi, oui, mais je ne vais pas écrire à la troisième personne, pourquoi écrire à la troisième personne puisque c'est encore de moi que je vais parler ? Je n'ai pas encore épuisé le sujet, inventer, fictionner, le moment n'est pas encore venu, ni l'envie, ni le besoin. Alors ELLE attendra.
Tout au bout de la jetée, il y a la mer qui est haute, c'est malin, j'aurais dû faire pipi avant de venir, il fait nuit mais la lune est pleine, on voit bien les gros paquets de nuages et les lumières sages d'Arcachon en face, la mer est haute et ne clapote pas, tout est si calme, c'est pas comme moi, suis toute hérissée, dehors comme dedans, ils sont tous gentils avec moi pourtant, mais c'est toujours comme ça les premiers jours que je passe en famille, je ne sais pas où est ma place, à peine arrivée, envie de repartir, à peine repartie, envie de revenir, ça ne s'arrange pas en vieillissant, il faut que je lise le livre de cette conteuse ethnologue et psychanalyste jungienne, ça ira mieux après, ce soir je ne suis pas calme alors je viens sur la jetée pour me calmer, aucun effort, je n'ai même fait aucun effort pour m'habiller, j'ai enfilé un pull marin et l'affreux pantalon caca d'oie, et par dessus, un blouson de ski multicolore, quelle ironie, oh ! s'il me voyait ainsi, s'il savait ! j'ai repris deux fois du riz ce soir, par ennui sans doute, j'aurais pas dû, me voici bien ballonnée à l'heure qu'il est, mais le pire est que je suis défigurée avec ce gros bouton rouge au milieu de la joue gauche, et un autre qui germe sur la seconde joue, la droite donc, c'est heureux qu'il ne me voit pas, de toute façon, le plus vraisemblable est que nous ne nous verrons jamais, jamais, mais quelquefois je rêve que c'est possible, que je vais enfin le respirer, respirer son odeur de drap qui a séché au vent et j'imagine à chaque fois un scénario différent de ce que serait notre toute première rencontre, des scénarios timides et emplis d'une exquise pudeur, d'autres tendres et spontanés, d'autres, à l'extrême, furieusement sensuels, ça me fait penser à S. et D., peut être elle lui a préparé une tarte aux escargots, aux bigorneaux et aux bulots, le tout saupoudré de gingembre, elle exubère et lui, il obtempère par amour pour elle, pour la première fois, il consent à manger des gastéropodes, mouais, le gingembre est en trop, oui, je retire le gingembre, ils n'en ont pas besoin, j'ai oublié de leur dire : ils devraient lire et je devrais lire aussi cette correspondance entre Apollinaire et une certaine Madeleine, des lettres d'amour fou, ah la la, de moins en moins de romans, je lis de moins en moins de romans, je veux du vrai, du vécu, des mémoires, des lettres, des idées, les lettres de Kafka à Milena, j'avais acheté ce livre, pas encore lu puisqu'aussitôt prêté à G., c'est quoi déjà le prénom de Kafka ?, zut j'ai oublié mais je l'ai sur le bout de la langue, j'ai calculé, il mesure onze centimètres de plus que moi, c'est ennuyeux parce que le jour où nous nous verrons, si jamais nous nous voyons un jour bien entendu, je voudrais bien mettre les escarpins qui ont un talon de dix centimètres et qui font très très bien avec le pantalon que j'aimerais porter ce jour-là, ou plutôt ce soir-là, ce pantalon et ces escarpins font tenue du soir, mais alors je serais quasiment aussi grande que lui, dans les films, je ne vois jamais d'actrices plus grandes que l'acteur principal, remarquez, nous ne sommes pas des héros, mais tout de même, il pourrait se sentir écrasé auprès d'une femme aussi haute que lui et j'en serais gênée, je veux qu'il se sente à l'aise avec moi, peut-être siérait-il que j'aie une petite robe et aux pieds une paire de samaras, c'est très plat et on est à l'aise en samaras, enfants, nous marchions tout l'été en samaras, dans ma famille, on disait comme ça, samara, j'ai demandé à mon père d'où vient ce mot-là, il ne sait pas, il se souvient qu'en Afrique, lorsqu'il était petit, leurs semelles étaient taillées dans le caoutchouc des vieux pneus, il dit que c'était inconfortable, j'ai lu une fois ce mot dans un livre, "le goût de la mangue" de Catherine Missonnier, ça se passe à Madagascar alors j'ai pensé que c'est un mot malgache, que peut-être c'était Pierre qui avait ramené ce mot de là-bas car il y avait fait son service, mais à présent qu'il n'est plus, je ne le saurai pas, mais j'aime, nous aimons dire ce mot et persistons à ignorer les appellations fantaisistes telles que "claquettes" ou "tongues", mais qu'est ce que je raconte ? toutes ces futilités alors que lui, il a sans doute des soucis beaucoup plus profonds, des choses pas réglées à régler, mon Dieu, ce que j'ai pu le vilipender ! mon Dieu, protége-le si tu existes, s'il te plait Dieu, prends une chaise et écoute-moi un instant : je rendrais bien ma carte de catholique si on m'en avait donné une, parce que si c'est ce pape qui a été choisi, c'est que vraiment tu comptes pour du beurre, je crois qu'on a le droit de croire comme on veut croire et puis aussi que personne ne devrait commettre le forçage des esprits avec des "Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole et je serai guéri", oui, j'étais digne de te recevoir et le suis toujours, cette prière m'est revenue, insidieuse, un jour où j'attendais de ses nouvelles qui ne venaient pas, c'est la prière de ceux qui aiment souffrir, à ce moment-là je me suis fait peur, consciente d'être prédisposée à la perte de liberté, il a sans doute des soucis beaucoup plus profonds, des choses pas réglées à régler et auxquelles je n'entends rien, il pense à l'existence et moi je pense à toutes ces conneries au bout de la jetée, tiens, je ferais mieux de rentrer et de réfléchir à ce que je pourrais écrire pour Coïtus Impromptus, "Carnet de doute", c'est le sujet de cette semaine, moi, ça ne m'inspire pas beaucoup, heureusement que ce n'est pas "Chant d'amour" qui est proposé parce qu'alors là, ce serait franchement coton.
... bon allez, je te l'écris... j'aime bien te lire...
Rédigé par : mry | 29/04/2005 à 08:13
très bonne transcription des méandres de la pensée. ;)
Rédigé par : laurence | 29/04/2005 à 09:08
Merci, ça va me droit au coeur !
Rédigé par : Bibi XVI | 29/04/2005 à 14:01
Elle a copié ma chute la ¤£¢"/$
non mais sérieux, j'aurais aimé t'avoir écrit que je pense à toi, ça l'aurait été chouette de causer ces élucubrations
Rédigé par : canard | 29/04/2005 à 17:35