Échapper à la beauté, ou à une idée reçue de la beauté, c’est aussi résister à la fascination du construit, du tout fait.
Lise Gauvin
Brisant un peu le rythme de ce blogue, j'ai décidé de vous présenter un texte que j'ai écrit l'hiver dernier et que j'ai soumis, sans succès, au Prix littéraire (récit) de Radio-Canada. Dans les prochains jours, je me permettrai de revenir sur la démarche qui soutient ce texte. Deux textes suivront pour explorer la notion d'écriture de l'intime et ses limites.
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HIRSUTE
Nu.
Aujourd’hui, quand je lis le mot nu, j’ai des frissons. Comme lorsqu’un goût ou une odeur vous écoeure vaguement sans que vous sachiez trop pourquoi. Pas une envie de vomir, mais la réminiscence d’un inconfort qui donne un peu la nausée.
Ce n’est pas venu du jour au lendemain. Si je sais encore compter, ça aura même pris quatre longues années. Quatre longues années avant que la simple vue du mot nu m’indispose en silence.
Aujourd’hui, quand je lis le mot nu, je vois mon corps.
Ça m’écoeure.
*
Le bureau du médecin a d’immenses fenêtres, sans même l’embryon d’une draperie. Quand je suis entrée, il m’a semblé évident que ce n’était pas ici qu’on allait m’examiner. Il a parlé, il m’a écoutée, mais il ne m’a pas regardée.
Avant d’arriver, j’étais morte de trouille à la simple idée de devoir me déshabiller. Maintenant que j’y suis, je ne peux croire que j’aurai fait tout ce chemin pour être soignée sur parole. À l’aveugle.
Regardez-moi, docteur, parce que vous êtes le seul à pouvoir encore le faire.
Peut-être que lui aussi, ça l’écoeure.
*
La touffeur, ça me connaît. J’ai été élevée en forêt. Je suis un petit singe laurentien. Des racines aux sourires, tout en moi évoque la mousse et les arbres. L’humus. Les champignons.
Pourtant, j’aurais préféré les grands vents.
Qu’à cela ne tienne. Oubliez l’organisation rationnelle des damiers agricoles, oubliez la beauté plastifiée des jardins de banlieue, oubliez la fureur de ceux qui grandissent près des marées. Je suis un beau bordel où il est facile de perdre son chemin.
Chaque fois que je hais mon corps, j’oublie qu’il est le reflet d’où je viens: une forêt.
*
Le médecin parle une langue que je ne comprends pas. Il parle anglais, certes, mais au-delà de cette barrière, je n’y entends rien. C’est quoi DHEA?
Il parle de testostérone aussi. Ça, je comprends. C’est une histoire de gars. Je comprends et je ne suis pas complètement folle. Pas encore.
Je l’ai vu changer mon corps. Je le vois avancer, décidé, dans une lente marche vers l’androgynie.
J’exagère sans doute. Laissez-moi le plaisir de faire image. On n’est pas dans un cabinet de médecin ici, on fait de la poésie.
*
Glabre est un mot très laid, mais c’est le seul qui dit précisément ce dont je veux parler.
Si je le pouvais, c’est avec mon corps que je ferais un marché. Je ne demande qu’une chose: une peau vierge. Pure. Glabre, justement. Je ne demande que ça et après je ne me plaindrai plus jamais. Ni de mes épaules de footballeur, ni de mes mollets de cycliste, ni de mon profil de lutteur, ni… Après, ce sera fini.
Mais mon corps n’a pas la rationalité pour conclure des marchés, il se contente d’être incivilisé et mal dompté.
Il est comme ça, mon corps : inapproprié.
*
Peut-être parce que je sais qu’il n’y a pas de réponse qui tienne à part une vague histoire de gènes, j’ai omis de poser la seule question qui compte vraiment.
Docteur, pourquoi mon corps est inapproprié?
C’est comme ça. C’est la fatalité.
Et encore, il s’en trouve toujours pour rappeler que ça pourrait être pire. Je pourrais être très malade. Je pourrais être handicapée. De quoi je me plains, finalement?
Il s’en trouve toujours pour dire que c’est surtout dans ma tête. Ils n’ont pas vu, bien sûr. Personne ne te voit quand tu vis cloîtrée.
*
En prison.
Dans un corps de cirque, au centre de ma peau en barbelée. La tête plongée dans une doublure de silence.
Le silence parce que je ne sais pas dire. Le silence parce que vous ne savez pas entendre. Le silence mascarade.
Les petits mensonges qui justifient les foulards en pleine canicule, qui refusent les invitations aux beach party. Les faux-fuyants pour expliquer le célibat, pour expliquer la solitude. Pour expliquer que moi, la drague, vous voyez, je suis au-dessus de ça. Savoir reconnaître quand on doit quitter une fête pour éviter le moment où il faudrait dire non.
Non, merci, pas besoin de me raccompagner. Je vis loin d’ici, dans un pays beige où je ne laisse personne entrer.
Mentir pour dissimuler mon freak-show intime. Ma peau de guenon.
*
À dix ans déjà, j’avais des seins, j’avais du sang. Ça, ça l’intéresse le médecin. Il prend des notes frénétiquement. À dix ans, en pleurs, je parcours la maison sans savoir où poser mes fesses souillées. Une enfant. Personne n’a même eu le temps de me préparer à ça. J’ai dix ans, ils vont quand même pas me dire que c’est une bonne nouvelle puisque je peux porter des enfants…
On a appelé papa pour le prévenir. Maintenant dans ma valise de week-end, j’aurai tout le barda d’une femme complète. On a appelé papa pour lui dire que ça se peut que je tache mes draps. Depuis combien de temps ai-je cessé de faire pipi au lit? Déjà l’âge du sang.
Le médecin prend des notes.
Vos hormones, miss, ça clochait déjà.
*
Poil.
Voilà. Peut-on imaginer plus antipoétique. C’est d’une telle trivialité. Un mot qui ne rime avec rien si ce n’est son désintérêt total. Comme une mouche. Tu la nommes, elle est un peu morte déjà. Les poils, les mouches, deux victimes faciles du contrôle de l’humain sur son environnement.
Poil.
Un mot qui me donne mal à la tête, au cœur, à l’âme. À la peau aussi. Concrètement. On l’enlève, il repousse, il s’incarne, il fait des plaies. On me brûle la peau au laser, mais rien n’y fait. Il repousse en double, en triple. Il transperce les gales. Il ne veut pas mourir. C’est ma forêt déchaînée de l’intérieur, mon Amazonie envahissante. Comme un cauchemar récurrent d’enfant, il survit par lui-même, au-delà de la volonté.
Poil.
C’est tellement superficiel, tellement sans intérêt. Mais tout le monde hait ça. Personne en veut et tout le monde en parle. Une invasion d’absence. Tout le monde en rit aussi. Il y a toujours quelqu’un, entre Movember et le débat féministe, pour faire une blague sur les femmes à barbe.
Je vous emmerde. Voilà.
*
En anglais, on ne distingue pas cheveux et poils. Drôle d’idée. J’aurais du mal à rendre compte en quatre lettres de deux symboles plus différents, surtout à une époque où le quart de ton sex-appeal repose dans ta chevelure luxuriante et, le reste, dans un corps nubile mais épilé en entier.
Hirsutisme : développement excessif de la pilosité dans des régions où elle est normalement absente chez la femme : le visage, le thorax, les fesses, etc.
Et cetera me semble le mot important ici. Quand je le dis au médecin, il sourit. Il m’explique en utilisant le mot hair puisqu’il n’en connaît pas d’autres. Il raconte mon histoire avec des graphiques et des colonnes de chiffres.
Mon histoire est dans les livres de médecine et ça ne me déplaît pas. Tant qu’à être un cas, il est plus rassurant qu’il soit répertorié.
C’est le moment qu’il a choisi pour me parler de mon intimité. Voilà un terme délicat pour s’informer de ma vie sexuelle. Je rigole gentiment.
M’avez-vous regardée, docteur?
Mais non, justement. Il n’a pas besoin de voir, il connaît ça. Il a des photos dans ses livres. Il me croit. Il sait que chacun de mes seins a l’allure d’un petit animal de compagnie. Hairy.
Je n’y arrive pas, docteur. Malgré toute la rationalité et le travail sur moi, je n’arrive pas à me dire que ce n’est pas si grave que ça.
Maintenant je pleure.
*
L’intimité.
Une façade de laquelle on a enlevé l'affiche "Vacancy". Un endroit où on n’attend plus personne. Un lieu où il n'y a plus de place vide parce que le vide a avalé la lumière. Un lieu pourtant incandescent où la conscience est vive, le doute toujours tranchant. Un endroit où tout est cérébral, où on a tué le corps par manque d’envie de le partager.
C'est un décor hors-saison, sans surface, tout en profond. C’est chez moi. La peau en berne et l’absence de toucher.
*
J’ai trop hésité. Je n’ai pas su comment le formuler. Docteur, comment on appelle ça une femme qui souffre d’hirsutisme?
Sa porte était déjà refermée. De toute façon, qu’aurait-il compris à mon besoin de me trouver un nom?
J’avais en main ce que j’étais venu chercher. Avec ça, miss, les traitements esthétiques devraient fonctionner. Le conditionnel ne rassure guère, mais je n’ai pas insisté.
Chiffonnant la prescription dans ma poche, comme je me suis chiffonné l’estime trop longtemps, j’ai quitté la clinique. Enfoncée dans mon col pour cacher ma gorge aux regards, je me suis éloignée d’un pas vif, comme s’il y avait enfin un espace pour la fuite.
En poussant la porte de la pharmacie, j’ai su exactement qui j’avais été, qui je serais encore pour un certain temps.
Une femme hirsute, tout simplement.
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