Simon Jodoin, rédacteur en chef du Voir, a fait une expérience d'un mois. En se privant de médias sociaux, il a voulu tester son rapport à l'information. Je mets en contexte parce que Simon n'aime pas quand j'assimile son expérience à une désintoxication. Il a bien raison. Là où il se trompe, c'est de soutenir que son expérience ne concerne que le rapport à l'information. La meilleure preuve c'est que son texte parle d'une paresse corporelle qui va bien plus loin que le rapport à l'information.
Je dirai d'abord que je ne suis pas étonnée par sa principale conclusion. En tant que gens avides d'information, nous n'avons pas besoin des médias sociaux pour nous informer. Ceux-ci ajoutent du crémage, de l'humour souvent, et parfois de la vitesse. Mais l'information, nous l'avons ailleurs. Quand je me débranche sporadiquement, ce que je manque, ce sont des potins ou des esclandres (qui concernent souvent Richard Martineau!).
Là où je décroche, c'est sur ce fossé que Simon décrit entre le réel (où se construirait le lien social significatif) et le virtuel. « Il est aussi utopique de s’imaginer qu’à cliquer sur des "j’aime" et des "retweet" pour défier l’ennui –ce qui demeure un jeu- nous puissions éventuellement créer un lien social. »
Bien sûr, ce n'est pas l'idéal que des gens s'imaginent être engagés parce qu'ils cliquent sur « J'aime ». Mais y a-t-il un désengagement parce que les gens cliquent sur « J'aime »? Assiste-t-on, depuis cinq ou dix ans, à une désaffection par rapport à l'engagement social? Ces gens qui cliquent sur « J'aime » à répétition sans agir, ont-ils déjà posé des actions? Partaient-ils « à la recherche de faits » avant les médias sociaux? Sérieusement... La paresse informationnelle n'est pas une nouveauté.
(Par contre, il y a un réel glissement lorsque les médias font de l'information avec ce qu'ils glanent sur les médias sociaux. Une tendance Twitter n'est pas de l'information. Mais à l'heure de l'obsession pour le journalisme de données, peut-être qu'un tel glissement n'est pas surprenant. Ça se mesure bien, puis on peut faire un graphique. Yeah!)
Pour revenir à la citation de Simon, j'ajouterais qu'il me semble très limitatif de focaliser sur les « J'aime » et les « Retweet ». Ce que j'ai surtout trouvé sur les réseaux sociaux (parce que j'y ai effectivement bâti un réseau), ce sont des gens qui partagent mes valeurs et mon niveau d'analyse. Je ne suis pas entourée, dans mon quotidien, de féministes militantes ou de gens qui s'intéressent à la construction des images et au rôle des médias. Sur les médias sociaux, j'échange des idées (oui, même en 140 caractères). En quoi cela ne serait pas du lien social significatif? Parce qu'on ne se regarde pas dans les yeux? Pourtant, j'en ai passé des soirées à regarder des gens dans les yeux où il ne se passait rien de très significatif...
Comme l'écrivait Philippe de Grosbois, je crois que le présumé fossé entre le réel et le virtuel est une fausse piste d'analyse. La distinction la plus intéressante, elle se fait entre une relation a-corporelle et une relation présentielle. Au plan psychologique, il y a un réel danger à couper tous liens présentiels pour se plonger dans ce que Simon appelle la paresse corporelle. Mais je ne vois pas en quoi des relations virtuelles ne pourraient pas contribuer au tissu social. En quoi, pour brasser des idées, avons-nous besoin d'être dans la présence corporelle de l'autre?
Dans son texte, Simon explique comment il doit se « re-présenter » lorsqu'il rencontre « en vrai » quelqu'un avec qui il échange régulièrement. J'ai vécu ça aussi, mais ce n'est pas généralisé. La plupart des gens avec qui j'échange sur Twitter sont ce que j'appellerais des complices intellectuels. Mais aussi des inconnus. Notre relation se résume à des idées, des réflexions, des gags.
Sauf qu'avec certaines personnes, la relation va plus loin (en privé, généralement). Certaines relations ont une quotidienneté étrange et une profondeur particulière. Ce sont des relations qui ne ressemblent à rien d'autre, mais elles ne sont pas fausses pour autant. Parfois, la rencontre en personne exige un ajustement, d'autre fois elle coule de source.
Ce qui me dérange c'est ce sous-entendu selon lequel l'outil freinerait l'engagement (par rapport à l'information comme aux relations). Simon l'écrit lui-même, ce n'est qu'un outil. Il peut teinter notre rapport au monde, mais rien ne m'indique qu'il induit une rupture fondamentale. Du small talk des 5 à 7 aux Unes des journaux à sensation, des grandes gueules qui animaient les soirs de taverne à la fascination pour les potins de tout type, la paresse ne date pas d'hier.
J'ai bien peur que la racine de ce mal-là soit bien plus profonde que l'émergence si récente d'un outil technologique.
Les commentaires récents