Ainsi, le travail des artistes au Liban serait déterminé par l'urgence de leurs graves problèmes et ces problèmes seraient un avantage.
Comédienne et metteure en scène libanaise, Lina Saneh signe un percutant texte sur le mythe de la création dans l'urgence dans le numéro d'automne 2011 de L'oiseau-tigre, le recueil de textes publié par le Théâtre français du Centre national des arts. Sa réflexion met à mal un lieu commun assez nocif, soit l'idée que certaines conditions critiques d'existence favorisent la création artistique.
Que ce soit parce qu'ils vivent en situation de guerre ou encore parce qu'ils ont une histoire personnelle hors de l'ordinaire, on continue de croire que le drame et le malheur créent des conditions favorables à la créativité. En plus d'avoir des conceptions assez fermes des conditions objectives qui définissent le malheur et le bonheur (conceptions qui se cristallisent dans le classique "Elle a tout pour être heureuse"), nous entretenons la certitude que ces conditions objectives ont un impact sur nos capacités créatives.
Au contraire, Lina Saneh souligne que l'urgence peut être un frein.
L’urgence, c’est ce qu’on nous a inventé, ce qu’on nous invente et réinvente tous les jours pour nous empêcher d’avoir le temps de prendre la parole, pour nous réduire à l’expression impressionniste d’un mal flou dont on rejette rapidement la faute sur les autres.
Elle souligne que le trauma, personnel ou collectif, n'est pas le temps de la création, c'est le temps du choc. Il faut donc prendre le temps (souvent inexistant) de sortir de l'urgence pour pouvoir dire. Être pris dans l'urgence peut aussi condamner l'artiste à être considéré légitime uniquement lorsqu'il parle de sa condition critique, comme si rien d'autre ne pouvait l'intéresser.
Cette lecture m'a rappelé la réponse qu'avait faite un écrivain de l'exil (je ne sais plus lequel) quand on lui a fait remarqué que vraiment beaucoup d'exilés deviennent écrivains: "Ce n'est pas le cas de la plupart!" En effet, la majorité des exilés ne sont pas écrivains et la majorité des Libanais qui ont souffert la guerre ne font pas de théâtre. Et il se trouve qu'on est écrivain et qu'on fait du théâtre dans d'autres circonstances aussi.
De même, la majorité des gens qui sont abusés dans l'enfance ne deviennent pas des artistes et ceux qui vivent un deuil déchirrant n'en font pas tous un livre.
L'un des dangers de ce lieu commun, c'est qu'il tente de justifier une parole artistique par ce qui la motive. Toute parole de guerre n'est pas réussie, toute narration d'un drame personnel n'est pas de l'art. Dans cette période où les médias ont déjà bien tendance à analyser une oeuvre en regard du vécu de son artiste, les drames et l'urgence font de bons appâts. Mais ils ne disent rien de la qualité.
Cette idée véhicule aussi la notion de la création artistique comme une inspiration, un trop plein, un flux instinctif. Les artistes aiment pourtant rappeler que ce qu'ils créent nait surtout de l'effort et du travail. Et pour ça, il faut du temps, un temps que l'urgence ronge souvent.
Je repense à Jorge Semprun qui, à la sortie des camps après la guerre, n'a pas su écrire son expérience tout de suite, justifiant ainsi le titre de son chef d'oeuvre L'écriture ou la vie. Semprun, pendant longtemps, eut besoin de ne surtout pas écrire pour pouvoir vivre. Le trauma l'avait fait taire.
Lina Saneh termine son texte magnifique par une prescription qui ne s'adresse pas qu'à ses compatriotes, mais bien à nous tous qui sommes souvent pris dans des urgences de poids relatifs à travers lesquels nous ne faisons pas toujours place au lent travail d'émancipation qui nous permettrait d'aller plus loin.
Se jouer de l’urgence, s’en moquer, la relativiser, trouver des failles dans les discours, creuser des trous par lesquels on pourrait fuir, s’échapper, ouvrir d’autres alternatives possibles ou impossibles…
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