Certains diront que trop d'esthétique tue l'émotion. Je ne peux pas comprendre moi qui verse des larmes quand Sean Penn marche dans l'eau à la fin du dernier Malick. Moi qui craque pour un éclairage dans un show de danse. Moi qui, devant le silence poli de mes covoitureurs, répète avec emphase "C'est beau!" devant la lumière changeante sur les champs qui bordent la 417 dans l'est de l'Ontario. Trop esthétique pour être touchant?
Bien sûr, Café de fore est un film esthétisant et complexe. Intellectuel dans son scénario, parfois trop symbolique dans ses dédales, mais organique dans sa lumière et sa photo. C'est par là justement qu'il m'a tuée un peu. Parce qu'il parle directement à l'inconscient.
Mon problème devant ce film, c'est que je ne sais pas ce qui est correct d'écrire. Ou pas. Est-ce que ça s'écrit qu'une fois dans le silence de ma voiture, j'ai crié tellement fort que je me suis étonnée de trouver tout ce souffle en moi?
Flash: Je repense à cette scène où la petite met le son de la musique un peu fort. Son père sursaute et fout du lait partout. Elle rit. Il crie. Elle crie en réponse. "Toi pis ton ostie de guidoune!" Est-ce que ça s'écrit ça? Elle lui dit "T'es un trou-de-cul!" Je ne sais pas si ça s'écrit, mais ça ne se dit pas. J'aurais jamais dit un truc comme ça. J'ai dit "Va chier!" une fois, j'en entends encore parler. J'ai dit "Tu radotes..." aussi, puis je me suis fait engueuler. J'avais 9 ans et ma prof elle disait toujours ça: "Je radote...". Je trouvais que c'était un joli mot un peu savant. Me suis quand même fait engueuler. On ne dit pas ça, des choses comme ça. (On parle moins souvent de ce qu'on m'a dit à moi. On n'en parlera pas aujourd'hui non plus. Tout ne s'écrit pas. Mais quand un enfant se prend pour un adulte, ça n'excuse pas les adultes de ne pas le prendre pour un enfant.)
Les dynamiques relationnelles sont très justes dans le film de Vallée. Dans les deux trames parallèles, il m'a semblé que les névroses des uns et des autres s'imbriquent parfaitement. L'humain se raconte moins par ses qualités et ses défauts, que par ses relations. On trouve toujours quelqu'un qui a la névrose en concave là où la nôtre est si convexe. Ça me rappelle un ami qui m'avait dit: "Ce n'est pas compliqué: j'ai besoin d'attention, tu as besoin de te sentir indispensable." C'était malsain, mais, en effet, pas très compliqué.
C'est pour ça que je n'ai pas été indisposée par le tournant ésotérique du scénario. J'y ai surtout compris que nos relations sont parfois des prisons dont on tend à oublier les fondements. J'ai le sentiment d'avoir eu, en 32 ans, des dizaines d'incarnations différentes, à commencer par cette enfance raboteuse par rapport à laquelle j'ai toujours du mal à me sentir concernée. J'en parle chaque fois avec un bras de distance, relativisant certaines évidences par soucis d'objectivité. Comme si je ne savais pas que c'est là que pousse bien des racines de ce que je construis. (Et de ce que j'ai envie de détruire aussi...)
Flash: Scène magnifique où l'ex se pointe dans la porte vitrée. Scène pivot, scénario sur un fil. Tout peut advenir. Scène qui résume toute la dynamique vicieuse des triangles: les trois se sentent coupables. Mais qui doit pardonner? À qui et pourquoi? Par où commencer? Quelqu'un choisira le renoncement. Renoncer c'est aussi, parfois, une façon d'aimer. (Est-ce que ça s'écrit que je voudrais expurger les triangles de ma vie? C'est une épidémie. Comme des champignons que tu crois avoir éradiqués mais qui se multiplient. Sous la peau.)
En sortant du cinéma, je n'aurais pas su clairement dire ce qui me bouleversait. Je n'avais en tête que cette idée troublante: avec le temps, j'ai vraiment gagné en volonté, mais j'ai si peu guéri. À peine cicatrisé.
Je suis rentrée chez moi, seule, et presque soulagée de ne pas avoir quelqu'un à qui je devrais m'expliquer. Au milieu des souvenirs soulevés par le film, le cuisant rappel d'une phrase reçue il y a quelques mois et conservée comme un post-it au plexus: "Il faudra bien, un jour, que tu en viennes à nous pardonner."
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