Voici un fascinant article paru sur le site Conscientious et concernant le World Press Photo, rebaptisé pour l'occasion le Western Press Photo. Joerg Coldberg analyse la photo de Samuel Aranda qui a remporté les honneurs et explique en quoi son caractère est profondément occidental.
À l'époque où j'étais chargée de cours à l'UQAM, j'adorais m'amuser avec mes étudiants autour des images de presse. À l'automne 2006, dans le sillage du drame du Collège Dawson, nous avions accumulé un florilège de photos de presse qui récupéraient des symboles religieux très forts (particulièrement des images liées à l'iconographie de la Vierge Marie). Ce type d'analyse ne vise pas à réduire la portée du drame, mais à prendre conscience du fait que la photographie n'est jamais neutre et qu'elle raconte toujours des histoires, souvent en s'appuyant sur des conventions culturelles.
Le premier constat de Coldberg dans l'article est que la photo est plutôt réussie. Additionnant une iconographie chrétienne (la Pièta) à des symboles musulmans, elle dépeint l'universalité de la douleur. (Je m'interroge pour ma part sur la réelle portée de douleur de cette image, surtout pour un public occidental. Il faudrait sonder le public, mais la burqa et les mains gantés de la femme provoquent un si fort sentiment d'étrangeté et de rejet que je me demande si les gens arrivent à se laisser émouvoir au premier regard. Mais ce n'est qu'une hypothèse analytique, je n'en sais rien.)
Un autre aspect intéressant de l'analyse de Coldberg, c'est qu'il explique qu'il ne s'agit pas de dire que les photographes ou les médias qui les engagent sont nécessairement biaisés, mais qu'ils sont influencés par un filtre occidental qui teinte le perception de la réalité. Edward W. Said insistait beaucoup sur cet aspect dans son classique Covering Islam. Le problème des médias en démocratie est moins la censure que leur refus d'admettre que leurs visions, comme toute vision, est teintée par des filtres culturels. S'ils l'admettaient, déjà, ils pourraient faire des efforts pour tenter de varier les points de vue et élargir le cadre.
J'aime bien cette notion qu'il évoque: la "visual literacy". Dans un monde d'images, il serait en effet nécessaire qu'on développe des compétences citoyennes pour mieux les comprendre. Il y a quelques années, j'ai assisté à un congrès d'enseignants où on souhaitait que le secondaire fasse plus de place à l'éducation aux médias. Je n'ai rien contre, mais le problème reste criant: qui, dans les écoles secondaires, a les compétences pour enseigner l'analyse de l'image? Ce n'est pas quelque chose qui s'improvise et il faut être formé soi-même avant de former les autres. Parce que la question qui tue, dans ce texte de Coldberg, c'est: "In other words, to what extent are we using a photograph to illustrate your own belief system?" Or, dire cela, c'est assumer qu'un système de valeur précède l'acquisition de connaissances ou le contact avec une réalité (ici photographique). Les milieux éducatifs sont souvent frileux quand il s'agit d'interroger les systèmes de valeurs sur lesquels on organise nos points de vue sur le monde?
Le texte de Coldberg devient encore plus intéressant lors de sa mise à jour du 17 février quand il répond à Jeremy Nichols. Je pense que les deux premières objections de Nichols sont rapidement éliminées. Effectivement, il ne faut pas être photographe pour parler de photographie et il ne faut pas être spécialiste du monde arabe pour interroger le regard qu'on porte sur le monde arabe. L'argument le plus intéressant est celui concernant les Yéménites qui ont apprécié la photographie et en ont été touchés.
Ceux qui s'acharnent à vouloir analyser les images se heurtent souvent à ce type d'arguments. Mais si ça leur plaît aux gens? Et s'ils ont été touchés? Coldberg répond par une question: quel est le rôle de la photographie de presse? Est-ce vraiment d'émouvoir?
Des cyniques vous diraient que le rôle de la photo de presse est de faire vendre et que donc, l'émotion est effectivement plus importante que l'information. Tout le bruit qu'ont fait les nouvelles photos des chroniqueurs de La Presse la semaine dernière (je plaide coupable, ça m'a beaucoup amusée), même si ce n'était que de l'ordre du potin, parle tout de même d'un journalisme écrit qui ne sait plus se passer du rapport à l'image. Or, s'il ne sait plus se passer de l'image c'est qu'il faut aussi savoir lire l'image en elle-même parce que sa portée est immense. Le nouveau site web du Journal de Montréal et la Une toute en photos du quotidien de la rue Saint-Jacques parlent aussi de cela.
L'image n'est pas qu'un support au texte, elle raconte une histoire. La question reste entière: raconte-t-elle toujours l'histoire que nos préjugés veulent entendre?
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Compléments:
Un texte que j'ai écrit à l'automne sur le même sujet. Il y est question, entre autres, de cette photo qui a circulé de façon virale et où Obama semblait reluquer les fesses d'une jeune fille.
Mon ami Akos Verboscy interrogeait la semaine dernière sur son blogue Metro une photo qui a beaucoup fait parler lors de la grande manifestation du 22 mars. Akos et moi ne sommes pas d'accord sur la question du multiculturalisme, mais il explique justement que cette photo peut raconter deux histoires différentes en fonction de vos convictions préalables. Intéressante analyse.
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