C'est Lise Ravary, sur Twitter, qui demandait cet été pourquoi ceux qui se plaignent que les humoristes sacrent trouvent ça cute quand c'est au tour de Lisa Leblanc de le faire. Ça me semble une façon un peu réductrice de poser la question du poids de la langue.
Parmi les gens qui poursuivent les sacres, il y a un certain nombre de bien-pensants qui les poursuivent partout. Je pense, par exemple, à ces gens qui écrivent dans les journaux si Guy A. Lepage laisse aller un ou deux jurons sur un show de trois heures. Ces gens ont du langage une compréhension en une dimension et considèrent qu'un sacre est un sacre et qu'aucun ne se justifie. Il y a fort à parier qu'ils ne seront pas très chauds non plus devant les anglicismes et le langage créolisé des Acadiens. Je doute que ces gens trouvent Lisa Leblanc cute...
Mais il y a une autre façon de concevoir le langage. Je le répète depuis deux semaines dans cette série de textes sur la langue: pour moi rien n'est innocent dans le langage puisqu'il est constitutif de sens.
... et je trouve que plusieurs humoristes sacrent trop. Ça ne me choque pas. C'est justement ça qui est décevant. Quand le sacre devient un réflexe plutôt que le porteur d'un sentiment des extrêmes, je trouve qu'on le vide de son sens. Je ne suis pas contre les sacres (je serais bien mal placée en fait...), mais pour moi le sacre est un superlatif, peu importe l'émotion qu'il pousse plus loin. Si tu sacres une fois par phrase, tout est aplati et le superlatif n'existe plus. C'est un peu le même phénomène que les gens qui utilisent des points d'exclamation à toutes les phrases! Et qui les multiplient! Même!! Parfois!!!
Le sacre ne me dérange pas quand on sait ce qu'il fait là, quand il s'inscrit dans une démarche, quand il est autre chose que du racolage ou un palliatif à l'absence de vocabulaire.
Il me semble évident que le « Câlisse-moi là » de Lisa Leblanc n'est pas un réflexe. « Câlisse-moi là » ce n'est pas « Laisse-moi tomber ». Bien sûr, il peut être choquant pour ceux qui considèrent que jurer est un interdit, mais je pense qu'il est impossible de dire qu'il est gratuit.
Je refuse l'idée qu'on bannisse des mots du langage. Mais je me rebiffe aussi si on essaie de les délester de leur poids. « Nègre » veut dire quelque chose et peut tout à fait être utilisé dans un contexte fort où il assume son histoire. Il devient vulgaire et insultant quand il est utilisé sans la conscience de qui il est. C'est un gros mot, finalement, qui doit assumer ses kilos pour que je l'achète.
J'ai d'ailleurs un malaise de langage avec Lisa Leblanc qui n'a rien à voir avec son « Câlisse-moi là ». À mes yeux, à mes oreilles, « salope » fait partie de ces mots avec lesquels on ne badine pas. Je suis loin de l'avoir banni, je l'ai même sans doute utilisé, mais c'est un mot qui porte son poids d'horreur et d'objectivation de la sexualité féminine. Nelly Arcan, Marie-Sissi Labrèche et d'autres ont été des écrivaines de la saloperie, pourrait-on dire, et de toutes les douleurs et contradictions qu'elle transporte. «Salope» n'est pas, pour moi, un parfait synonyme de « cochonne ». C'est un mot qui traîne une très lourde aura de soumission. Un mot difficile. Je conçois mal, par exemple, qu'on utilise « salope » comme une insulte ordinaire (pourvu qu'une insulte puisse vraiment être ordinaire).
J'ai quelque chose comme un subtil frémissement chaque fois (c'est-à-dire souvent...) que j'entends Lisa Leblanc chanter « Le prince charmant c't'un cave pis la princesse c't'une grosse salope » dans une chanson maintenant devenue une espèce de défouloir collectif (très efficace). Ce mot est pour moi trop lourd, trop lourd pour la condition féminine, pour être utilisé comme un coup de griffe libérateur entre rivales. « Salope » parle trop d'un instinct de domination/soumission dont nous n'avons pas encore vu le bout pour qu'on l'utilise sans précaution.
Entre « câlisse » et « salope », il me semble primordial que le langage ne subisse pas de censure. Mais ça ne libère personne de réfléchir aux goupilles que portent certains mots explosifs.
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