Ce soir, le Théâtre français du CNA d'Ottawa ouvre sa saison avec le spectacle Jusqu'où te mènera ta langue? qui donne la parole à douze auteurs. Dont moi... Petites notes (bien partielles) sur une expérience d'écriture dans un cahier Canada.
J'étais très douée à l'école. Je ne le dis pas comme si ça devait vous étonner, je pose ça comme un fait simplement. J'étais une enfant intelligente, mais j'étais surtout faite pour l'institution scolaire. Tout de moi y correspond: les règles, les agendas, les contraintes, la concentration, la performance. J'ai une grande capacité à saisir ce qu'on attend de moi et à y répondre. Généralement, les choses se compliquent quand on n'attend rien de moi...
Quand Martin Faucher, le directeur artistique du spectacle Jusqu'où te mènera ta langue?, m'a remis un cahier Canada en juin dernier, je n'imaginais pas que j'allais à ce point confronter l'enfant d'école en moi. Devant la consigne « Écrivez 10 mots que vous afficheriez sur votre balcon comme des fleurs », je ne sais pas comment faire à part aligner dix jolis mots avec des bullet points. Je sais, par expérience, qu'on peut faire un truc plus créatif. Mais je n'y arrive pas. (Ben non, il ne m'est même pas venu à l'esprit d'écrire une phrase de dix mots...)
Après coup, je me suis dit que j'aurais pu écrire là-dessus dans mon cahier Canada. Peut-être que c'est un endroit que ma langue n'a pas exploré assez: ma prison mentale. Écrire que j'ai le cerveau comme un formulaire. Ce n'est pas pour rien que je suis efficace et douée quand vient le temps d'écrire une demande de subvention. Une demande de subvention, ça ressemble assez à une épreuve d'étape ministérielle en secondaire IV. Faut juste bien comprendre ce qu'on attend de nous.
(Voilà. Un petit caca presque propre, la forme parfaite, qui ne dérange pas trop. Juste dans les normes. Pis tes parents applaudissent au-dessus du petit pot. Genre.)
Le problème avec Jusqu'où te mènera ta langue? c'est que même s'il y avait des questions dans un cahier Canada, je savais bien que Martin Faucher et l'équipe n'attendaient rien de moi en particulier. En fait, ils attendaient sans doute de moi que j'éclate le cadre. Je n'y suis pas arrivée autant que j'aurais voulu. J'ai écrit des listes de mots avec des bullet points et mon document final était joli, justifié, passé à Antidote. Propre, propre, propre.
(Est-ce que tout le monde s'auto-tape sur les nerfs autant que je m'auto-tape sur les nerfs? Question à explorer.)
Propre, propre, propre, donc. Ou presque.
Au milieu du cahier, il y avait une question plus ouverte. J'avais pris le rythme à faire des listes de mots, à me contorsionner dans le cadre. Et soudain, le cadre s'élargissait tout seul. Je n'avais même pas besoin de forcer. Ça disait juste d'aller le plus loin possible dans l'impudeur, dans la colère. Quelque chose qu'on ne voudrait pas faire entendre à notre mère.
J'ai écrit CORPS dans le cahier. En majuscules. Je suis allée mille fois fouiller là, mais en même temps, s'il y a bien un truc que ma mère ne peut pas entendre, c'est moi qui parle de mon corps. La question est entière: comment tu peux dire du mal de ton corps sans rejeter celui de ta mère dans le même mouvement? Comment?
J'avais écrit CORPS. Puis plus rien.
Jusqu'à cette soirée où la taille de Gaétan Barrette est devenue un enjeu électoral.
Ce qui est fascinant avec la haine du corps, c'est que si toi tu veux en parler, on te fera taire. Parce que ça ne se dit pas. On ne dit pas ça qu'on n'aime pas son corps, surtout quand il n'est pas si pire que ça, tout à fait objectivement. On ne dit pas ça parce que toute notre culture de l'amour de soi baigne dans un succédané du Secret. Think positive!
Ce qui est fascinant avec la haine du corps, c'est que toi t'as pas le droit de le dire, de la partager, de l'exorciser. Mais les autres ont le droit de prendre ton corps, de le jeter en pâture au milieu de la place publique comme si ça ne t'appartenait pas. Les autres vont le découper en morceaux ton corps. En faire un enjeu politique. Criss.
J'ai plein de raison de détester Gaétan Barrette, mais j'ai eu tellement d'empathie pour lui de voir son corps se faire décortiquer comme si ce n'était pas intime, blessant, blessé, signifiant.
Ce soir-là, je me suis couchée la tête vide après avoir vomi écrit et j'ai eu l'impression d'avoir franchi une frontière. On ne m'empêchera plus jamais de dire tout le mal que je pense parfois de mon corps. J'aime mieux m'en charger que de vous donner le loisir d'un jour le faire à ma place.
PS: J'avoue qu'un cahier Canada ne m'avait jamais menée jusque-là. Peut-être qu'en vieillissant, l'enfant d'école barbouille un peu plus les marges qu'avant...
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