L'idée de ce texte m'habitait depuis plusieurs mois. Elle était étrangement née en entendant la chanson Ma jeunesse fout le camp de Françoise Hardy. Il m'a semblé alors qu'il me faudrait écrire sur cette prison dans laquelle je m'étais enfermée en ne sachant pas contourner les normes sociales auxquelles ma condition médicale me confrontait. Plus tard, j'ai écouté en boucle la chanson Hors-saison de Francis Cabrel qui trahissait mon sentiment d'être à l'extérieur de la vie.
J'ai longtemps repoussé l'écriture en me disant que je pourrais en parler quand ce serait fini. Il m'arrivait d'écrire des notes comme des petits vomis, des notes qui ont en partie inspiré ce texte mais dont il reste bien peu de choses. (Les petits vomis sont des écritures qui vieillissent mal.) Chaque fois que j'étais mise en contact avec l'hypocrisie quant à la pilosité féminine (dont cette série de photos de femmes sexy mais «moustachues» qu'Urbania nous présente comme une preuve que les standards peuvent être secoués!), mon besoin de parler se faisait plus imminent. Mais comment le dire? Je me suis branchée sur les deux chansons citées plus haut dans l'espoir de mettre en mot l'émotion que je ressentais.
Il fallait être attentif à la tentation du pathos. Comment éviter le freak show? J'ai gardé certaines images très fortes parce qu'elles correspondent au ressenti de la narratrice par rapport à son apparence, mais j'ai voulu les confronter à une vision réaliste.
Le problème le plus immédiat était que mon envie de nuances et de vérité me poussait à écrire un essai presque médical. Il faut dire qu'il y a quelque chose de radicalement antipoétique dans l'idée de la santé en général, et peut-être dans ce problème particulier. Comme il s'agit en plus d'un problème peu connu, il fallait bien arriver à l'expliquer. C'est ce que je ne parvenais pas à faire même après plusieurs jours de travail. Le texte restait platement diagnostic.
L'une des solutions a été de poser le problème du langage au coeur du texte. Il se trouve que les mots qui disent ce qu'il y a à dire (poil, glabre, hirsutisme, etc.) sont des mots qui ont, à mon sens, une portée poétique assez limitée. Mais à vouloir rentrer d'emblée dans la figure de style, c'est l'euphémisme qui me guettait. Pour que le texte ait un sens, il fallait poser l'enjeu concret de l'hirsutisme et un recours unique aux métaphores m'en empêchait. N'importe quelle femme qui ne s'aime pas pourrait parler de sa «peau de guenon». Le choix du mot «guenon» ici devait clairement évoquer la pilosité avant d'évoquer une idée générale de laideur.
J'ai ainsi voulu que la narratrice porte un regard critique sur son propre langage («J'exagère sans doute.») et pose le texte confession comme un lieu particulier qui n'est pas le lieu médical. «Ici» est un lieu poétique qui lui donne une certaine licence pour exprimer la dissociation entre sa détresse immense et le fait qu'elle ne la sent pas légitime.
Le texte, dont le thème est pour moi l'hypocrisie et le silence, présente un choc de langages. Un langage concret et médical limité (glabre qui est un mot laid, poil qui est un mot antipoétique, intimité pour parler de sexualité, etc.) et un langage douloureux qui a un potentiel d'évocation universelle beaucoup plus grand (le secret, l'abstinence, la solitude, le dégoût de soi, etc.). La distanciation causée par un système de santé en anglais voulait mettre une emphase sur la difficulté à se comprendre (difficulté que je connais bien puisque je vis dans un milieu anglophone). Ce choc entre deux mondes se termine sur cette image d'une femme hirsute. Une image que j'aime beaucoup parce qu'elle détourne le diagnostic (hirsutisme) pour rejoindre le sentiment (touffeur). Il y a dans l'idée d'être hirsute quelque chose d'assez beau, d'assez rebelle. Je voulais que la conclusion laisse présager qu'il y a dans la différence et la douleur les racines d'une force exemplaire.
J'ai voulu partager ce texte parce que c'est le plus grand défi d'écriture que j'ai relevé. Mais aussi parce qu'il me semble qu'il faut parler de ce que tout le monde refuse de nommer. Le tabou double la douleur au lieu de l'atténuer.
Certaines personnes l'ont adoré. D'autres moins. Pour ma part, je l'ai trop lu et relu. Peut-être que je trahis son échec à vouloir expliquer ma démarche. Il me semble que je trahis surtout ma fascination pour les démarches d'écriture.
Y compris la mienne....
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J'adore. Vraiment. D'abord, le choix des chansons "sage-femmes" qui ont aidé à la naissance de ce texte et qui marquent par leur polarité; évanescence, temps suspendu, extrême légèreté, fluidité (lits d'air flottant, ciel, cerf-volant, mer) et lourdeur, solitude, vide, vacuité (femme seule flottant dans le vide, homme seul au piano, lits inoccupés, maisons abandonnées)... Puis ce texte coup de poing qui dit si bien la torture de la différence à l'ère de ce que j'appelle l'aspect "can of Cambell's soup", où l'image de tout et tout le monde est de plus en plus formatée, copiée-collée, standardisée, atrophiée, dépersonnalisée... La touffeur de cette femme qui l'isole, la distingue "négativement", la menant à s'auto-condamner, à s'enterrer vivante, enfermée dans un corps qui lui échappe. Ce foisonnement de poils qui pullulent sans son consentement. Cet envahissement de l'ennemi des temps modernes, honni, banni, nié; le poil!Poil coupable qui la distingue si bien, la plaçant en retrait flottant au-dessus de la masse, la supériorisant, malgré elle, de ses semblables sur qui elle pose un regard en plongée. Une mise en apnée involontaire où surnage la narratrice à contre-courant des autres. Un texte kafkaïen, fantastique! Une "métamorphose" réversible. Bravo! Bravo! J'ai a-do-ré! Merci Catherine!
Rédigé par : Nathalie Gauthier | 25/07/2012 à 09:14