On m'a demandé d'expliquer en quoi, moi qui pourfends souvent la censure, je peux comprendre la décision de la CLASSE de refuser l'argent des humoristes.
Le féminisme, on le répète souvent, n'est pas monolithique. Je suis féministe. Je crois que le combat pour les droits est important, mais ce n'est pas celui qui m'occupe le plus. C'est le combat le plus admis et le plus répandu, je laisse d'autres s'y consacrer en étant bien consciente que sans celui-là je ne pourrais continuer. Mon combat c'est celui du langage et de l'identité, plus particulièrement du décloisonnement de l'opposition masculin/féminin. Toutes les féministes ne mènent pas ce combat. Certaines diraient que ça fait de moi une féministe radicale. Chose certaine: nous sommes beaucoup moins nombreuses et nombreux à accorder de l'importance à cet aspect des choses.
Vous remarquerez que je ne féminise pas mes textes. Je ne trouve pas ça ridicule de le faire, mais ce n'est pas non plus mon combat. Plus spécifiquement, mon combat concerne l'ancrage des notions masculin/féminin au coeur de lieux communs que j'estime être extrêmement nocifs. Ces lieux communs prennent l'allure de vérités par leur simple répétition. Nous croyons que notre conception du masculin et du féminin est naturelle et nous refusons de voir comment elle maintient le statu quo, reproduit l'exclusion et freine les changements de mentalités.
Les lieux communs (ceux de genre en particulier) sont la nourriture de base des humoristes. J'en connais peu qui ne s'y nourrissent pas, encore moins qui les remettent en question. (Ce qui ne m'empêche pas de bien aimer certains d'entre eux et, parfois, de rire de l'abus de lieux communs. Oui, il m'arrive de prendre plaisir à des expériences culturelles qui me semblent pourtant aliénantes.)
Je l'ai écrit maintes fois, je considère qu'en matière de reproduction des lieux communs, il n'y a pas de position neutre. Ou tu les pourfends. Ou tu les consolides. C'est ce dont parlent les signataires du Comité Femmes GGI lorsqu'elles accusent le milieu de l'humour de renforcer des stéréotypes. Sous prétexte de deuxième degré, les humoristes reprennent effectivement un paquet de lieux communs censés faire rire et surfent sur le consensus. Dans mon ancien blogue, j'avais d'ailleurs déjà demandé quel était exactement le deuxième degré des blagues de grosses de RBO.
Quand j'affirme que je ne me reconnais pas dans le public des humoristes, on me dit que c'est un jugement de valeur. Je crois que nous sommes plutôt face à un débat de valeurs. Je ne trouve pas que les humoristes concernés ou que les gens qui les admirent sont nécessairement des imbéciles. J'estime qu'ils cautionnent un lent travail d'aliénation, souvent sans en être conscients. Je ne leur en veux pas, je me sens seule dans mes convictions, simplement.
Qu'est-ce que la plupart des gens pensent de mes valeurs (et de celles du Comité Femmes GGI)? Ils pensent que nous sommes des adeptes de la censure (lu une comparaison avec les Ayatollahs dans les commentaires sur le site du Devoir), des tatas (clin d'oeil à Daniel Thibault). Des femmes qui nient la nature, qui nuisent à la paix sociale. Des frustrées. Mes préoccupations sont ridiculisées, mais c'est moi qui pose un jugement de valeur. Ayons au moins la décence d'admettre que le jugement est bidirectionnel... Nous ne nous comprenons pas, manifestement.
Ce qui choque tant dans une position comme la mienne, c'est la notion d'aliénation. Vous vous sentez jugés parce que je vous dis que vous êtes moins libres que vous le croyez. Mais nous sommes tous dans le même bateau. La culture dominante et ses images fortes, rouleau compresseur, je n'y échappe pas. Je suis tellement aliénée, à vrai dire, que je n'aurais jamais pris la décision que le Comité Femmes GGI a prise. Parce que dès qu'il est question de show-business, je me ramollis.
C'est en ça que ce geste est fascinant et important. Le monde du show-business est baigné par un tel consensus mou, une telle hypocrisie de "tout le monde aime tout le monde", une roue promotionnelle sans fin à laquelle on met l'épaule en souriant, que le moindre couac nous semble d'une gravité absolue. Que s'est-il passé? Un groupe politique refuse de l'argent d'un groupe artistique parce qu'il estime que leurs conceptions du combat à mener sont incompatibles. Un groupe mène une lutte contre l'aliénation, l'autre groupe non. Les humoristes de la CHI n'ont d'ailleurs jamais dit que c'est ce qu'ils comptaient faire...
Il n'y a pas de censure dans ce geste, il y a une dissension. Pour être honnête, j'aimerais en voir plus souvent.
Non, non, ne regardez pas dans ma direction...
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Je reviendrai sur la notion de censure la semaine prochaine.
À lire sur la question:
La lettre d'explication du Comité femmes GGI
Les deux textes qui m'ont inspirée: CHI: le féminisme et l'humour et Ce qui n'est pas drôle
L'éditorial de Marie-Andrée Chouinard dans Le Devoir
Vous capotez tout simplement, ce show méritait pas de bad press comme ca et la classe non plus.. c'étais négatif comme approche envers les humoristes qui voulaient vous aider. Certains numéro était funky mais loin d’être rempli de préjudice envers les femmes en tant que tel.. pas mal plus envers les policiers, les politiciens, la situation, les parents inscouciants etc... C'étais un essai de claque sur la face de la population sur la cause étudiantes que j'aurais vraiment ADORER voir en DVD avant les élections.. Je suis décu de la position que la classe a prise sur ce dossier.. oubliez pas que la réputation de votre systeme démocratique est en jeux a chaque décision que vous prenez car si vous prenez une mauvaise décision ca peut entacher votre légitimité envers une bonne partie de la population.. vous pouvez le faire si vous voulez mais attaquer les humoristes qui font rires des millions de québec dans leur vie platte c'est surement pas le meilleur plan pour passé un message et surtout pas un bon plan quand les élections approchent.. Si vous prenez des décision en groupe soyez sur de penser plus loin que pour ce que vous revendiquer mais aussi sur comment vous aller y arriver.. placer la population de votre coté c'est important selon moi.. mais vous faite ce que vous voulez.. paix Alex
Rédigé par : Alex | 12/07/2012 à 03:30
Correction sur un point: il n'y a pas de VOUS qui tienne. J'ai 33 ans, j'ai fini mes études depuis très longtemps, je ne suis ni membre de la CLASSE, ni membre du Comité Femmes GGI. En fait je ne connais personne qui y siège. Ce texte est mon point de vue de citoyenne sur une actualité.
Il me semble impensable que vous ayez pu croire, à sa lecture, que j'étais impliquée dans la décision. Étrange.
Rédigé par : Catherine | 12/07/2012 à 08:06
Concernant l'aliénation, et l'explication sociologique de son mécanisme, ce qui était en fait la grande question sous-jacente à mes deux textes, je ne suis pas repu.
Justement, je crois qu'il faudrait des études dans ce sens pour prouver qu'effectivement les humoristes encouragent l'aliénation. En l'absence d'études sérieuses, il ne reste que des impressions. Donc, pour y aller au plus simple, notre différence de point de vue consiste à ce que pour ma part je n'ai pas l'impression que l'humour participe à une aliénation globale alors que de ton côté oui.
Mais pour ce qui est de ma position, en réalité, je crois plus que s'il y a aliénation, c'est peut-être au niveau des gens qui ne sont pas capables de — ou qui ne veulent pas — comprendre les subtilités qu'offrent certains humoristes (d'où le fait d'avoir pointé l'éducation comme solution précédemment, même si ça serait une solution partielle). Et puis, globalement (ce qui est toujours une impression, mais qui me semble vraiment tenir la route), je ne crois pas que la problématique des genres, des rapports homme/femme et de l'égalité entre les sexes soit en régression ici, c’est à dire que la lutte féministe soit à reprendre au début et qu’il n’y ait pas eu de gains. Alors, dans cette optique, étant donné que l'humour est un mégasuccès au Québec, je ne crois pas non plus qu'il faille pointer « les humoristes » négativement. Si ça se trouve, ils participent positivement au progrès social en riant de nos travers (eh! oui, malheureusement, le machisme est toujours de nos travers).
Et pour ce qui est des « lieux communs », je crois que c’est du matériel pour les humoristes, de la matière à fabriquer du comique (et à faire réfléchir, aussi), alors que la position de certaines féministes (dont le CFGGI et peut-être toi) semble se baser sur un désir de voir « clairement » de la dénonciation dans un numéro d’humour. Je suis désolé, mais je doute fort que la dénonciation soit très efficace comme mécanique pour faire rire, à moins de vouloir rire d’un groupe social ou d’un individu qui dénonce (j’imagine très bien par exemple une humoristique faire un personnage de féministe qui dénonce et ce que ça provoquerait...). Alors, la dénonciation devra se faire en sous texte. Mais si c’est la mise en scène d’un lieu commun qui réussit à faire rire et que certaines féministes ne voient que le premier degré dans ce rire, donc qu’il n’est qu’une approbation, qu’un contentement stupide devant la réalité, le problème demeure entier. Est-ce que les humoristes devront, après chaque gag, faire une « morale », comme dans le vieux procédé « La morale de cette histoire... »?
Je suis d’accord que les lieux communs sont à défaire. Mais je continue de penser que ce n’est pas en les niant que l’on va y arriver. Les pointer, c’est prouver qu’ils existent toujours. Et les pointer pour en rire, c’est déjà un pas vers le changement, puisque cela prouve que ce n’est pas tabou d’en parler. Pour ce qui est de la bonne manière de le faire pour satisfaire tout le monde, j’aimerais avoir la solution, mais je ne l’ai pas. Je laisse les humoristes travailler là-dessus et je trouve qu’ils sont sur la bonne voie.
Rédigé par : Renart Léveillé | 12/07/2012 à 11:58
Pour ce qui est des études, je n'en connais aucune sur l'humour en particulier. Mais des écrits sur le processus d'aliénation liée à la culture populaire, il y en a des tas et des tas. T'as juste à chercher "aliénation et culture populaire" à la bibliothèque tu vas en trouver plein. Mais ce n'est pas quelque chose qui s'étudie en laboratoire. C'est difficile de fixer pourquoi les lieux communs survivent: l'humour, la pub, l'éducation, tout ça. Tout ça contribue à apparaître évident.
J'y reviendrai, mais je réitère ma question:
- Quand la gang de RBO trouve ça ben drôle que Bruno se faisait draguer par des grosses, il est où le second degré? Explique-moi. Moi je pense qu'on est juste con, méchant, blessant et on contribue à reproduire une idée largement répandue que, tout de même, une grosse qui te cruise, c'est pas très winner.
- Quand on sous-entend (tel qu'écrit dans la lettre du CFGGI) que Louise-José Houde n'est pas un "vrai homme", pas très viril, il est où le 2e degré? On contribue à tuer quoi là comme lieu commun exactement. On se fait du fun sur le dos de quelqu'un et il s'adonne que ce fun-là on le fait en étant debout sur un lieu commun très drôle... l'apparence d'un homme viril.
Le problème ce n'est pas que les humoristes utilisent des lieux communs, c'est qu'ils sont convaincus comme la majorité de la population (et peut-être comme toi aussi, je n'en sais rien), que ces lieux communs sont vrais. Quand il se défendent en disant "On est pas sexiste" ils sont convaincus parce que pour eux ce n'est pas sexiste de penser en termes de "virilité". Pour moi, oui! Nos prémisses sont tellement différentes, c'est même difficile d'établir un dialogue. On part de trop loin parce qu'on ne voit pas la société et le rôle du langage de la même façon. Ils pointent nos travers comme si nos travers allaient de soi. Pour moi ça contribue à une sclérose. Et on ne recommence pas le combat du début, on l'amène ailleurs.
Tu peux relire sur un sujet semblable un vieil article de Marc Cassivi. Même question: il est où le deuxième degré dans une joke de boules. http://moncinema.cyberpresse.ca/nouvelles-et-critiques/chroniqueurs/chronique/14973-cest-peut-etre-moi-le-mononcle.html
J'ai bien peur que la vérité c'est qu'il y en a pas de deuxième degré. Ça nous fait juste rire.
Mais ne t'inquiète pas trop. Des gens qui partagent mes valeurs sur cette question, nous sommes une extrême minorité. Le langage, l'humour et la culture populaire ont une belle vie devant eux. Les jokes de boules et de virilité aussi.
Rédigé par : Catherine | 12/07/2012 à 12:13
http://www.sciencedaily.com/releases/2007/11/071106083038.htm
Voilà pour l'étude sur les conséquences de l'humour sexiste.
Et un témoignage sur une "blague" de viol (c'est drôle ça aussi??? C'est encore de la censure de dire que c'est inacceptable?? On devrait aussi faire des blagues sur le fait de gazer des gens de la mauvaise religion/culture et de lyncher les personnes à la mauvaise couleur de peau? C'est drôle ça aussi? C'est du 2e degré?? Je suis morte de rire...):
http://breakfastcookie.tumblr.com/post/26879625651/so-a-girl-walks-into-a-comedy-club
Merci Catherine de ta patience et de ton efficacité.
Rédigé par : Tiok | 13/07/2012 à 09:46
Entièrement d'accord avec la totalité de ton texte, Catherine. Et à ceux qui prétendent que nous ne voyons pas le deuxième degré, je répliquerai plutôt que nous voyons le troisième... celui qui est inconscient et pernicieux.
Rédigé par : Dominique Béland | 16/07/2012 à 11:30