J'étais en secondaire III ou IV. J'avais choisi un roman sur une liste offerte par l'enseignante. Comme je l'ai déjà expliqué, c'était un moment de ma vie où j'avais de la difficulté avec la notion de goût, alors j'ai choisi au hasard. C’était un roman de science-fiction. Peu de choses m'intéressaient moins, mais je poussais mon absence de goûts jusqu'à nier mon désintérêt.
Je ne me souviens pas du titre, ni de l’auteur. Je me rappelle avoir été révulsée par des scènes à peine gores que j’associais à de la violence. J'ai le souvenir d'une description de chairs effilochées sur le métal d'une carlingue endommagée.
Ma réaction: une lettre ouverte aux journaux qui dénonçait l'irresponsabilité de ceux qui avaient jugé ce livre acceptable dans un établissement d'enseignement. Rien de moins…
J'ai repensé à cette anecdote en lisant un étrange texte de Jacques Renaud paru dans Moebius en 1983 et qui relate la censure dont a été l'objet son livre Le Cassé dans le milieu scolaire. J'ai pensé que j'avais été comme ça. Parce que le censeur n'est pas simplement quelqu'un qui a l'indignation un peu facile, il est surtout quelqu'un qui pose ses propres frontières comme étant nécessairement les frontières du groupe et qui exige qu’on sévisse. Ainsi, à quatorze ans, il me semblait évident que si un livre m'avait levé le coeur, il était proprement inacceptable de le faire lire à des jeunes de mon âge.
Saut dans le temps: je suis au cégep et je défends mordicus mon enseignant de français auquel plusieurs élèves reprochent de nous avoir fait voir Crash de Cronenberg au cinéma et Motel Hélène de Serge Boucher au théâtre. J’avais appris à cet âge que si l'art choque, il y a mieux à faire que de l'empêcher, il reste à le réfléchir.
Que s'est-il passé dans ces quelques années pour faire fondre mon profil de censeur? Il y avait nécessairement une bonne base, mes parents étant des gens à l’esprit assez libre. Mais au-delà de ça, il semble que j’ai changé pendant cette période. Est-ce l’envie de voyager et de s’ouvrir sur le monde? Est-ce des enseignants qui m'auront mise face à ma peur de ce qui ne me ressemble pas? En tout cas, la gestion de la peur – une proche amie de la censure - est centrale dans cette métamorphose.
Quel lien faire avec ce malentendu entre le Comité femmes GGI et les humoristes dont je parlais la semaine dernière? Tout est dans la tension qui se crée entre la notion de liberté d'expression (et artistique) et celle de force performative du langage et du discours créatif. Comme je l'ai dit, j'associais les scènes de mon roman à de la violence, quand en fait elles n'étaient que dégueulasses. Auraient-elles été violentes, nous aurions pu à tout le moins établir un débat sur la violence dans les oeuvres destinées aux adolescents (comme celui qui a eu lieu récemment autour de Hunger Games).
J’insiste sur le fait que le Comité femmes GGI n’a pas demandé l’annulation du spectacle, il a demandé à la CLASSE de refuser de s’y associer. À mes yeux, ça ouvre le débat au lieu de censurer et ça fait toute la différence.
Mon malaise avec l'industrie du divertissement, c'est sa tendance à nier la force performative du discours public. La performativité est ce qui fait que le langage crée du sens social, qu'il influence notre perception de la réalité. Comme c'est fait pour rire et/ou divertir, c'est nécessairement innocent et sans conséquence. Mais on n'a pas besoin de vouloir que le langage soit performatif pour qu'il le devienne: il l'est malgré nous. Il l'est d'autant plus quand le discours a une certaine autorité et la notoriété donne à ceux qui la possèdent – ici les humoristes - une autorité de discours.
L'humour, comme toute prise de parole, peut choquer. Il resterait donc, pour reprendre ce que je disais plus haut, à le réfléchir. Les humoristes réfléchissent-ils à l’impact de leurs créations sur le vivre ensemble? À les voir réagir aux polémiques, on en doute parfois. C'est peut-être la différence entre eux et Yvon Deschamps. L'extrait de monologue de Deschamps cité par Renart Léveillé crée un malaise qui entraîne la réflexion. Je serais curieuse de savoir combien de gens ont réfléchi aux idéaux masculins pendant qu'on se moquait du manque de virilité de Louis-José Houde lors de la soirée de la CHI (tel que rapporté par le Comité Femmes GGI). Sans doute bien peu. Peut-être simplement parce que le gag n'était pas fait pour ça...
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