Détails et dédales

Qu'est-ce qu'il y a dans le coeur? Un souvenir...

Avez-vous écouté la première mouture de la nouvelle émission de Serge Bouchard sur la Première chaîne de Radio-Canada? Après C'est fou la nuit l'été dernier, C'est fou le désir l'été d'avant, il reprend avec ses complices Marie-Michèle Giguère et Jean-Philippe Pleau, cette fois autour de la mémoire. Je tenterai d'être fidèle puisque c'est un de mes sujets préférés. Pour ce premier épisode, l'équipe et leurs invités se penchaient sur les premiers souvenirs.

Quelle ne fut pas ma surprise que la première invitée, Pascale Bussières, évoque Montfort dans ses premiers souvenirs. Mon Montfort! Mon trou de village à moi! Le lieu de la plupart de mes souvenirs. Du moins à partir du moment où je me suis décidée à en avoir...

Pour être honnête, j'ai peu de souvenirs de petite enfance. Ce que j'ai longtemps cru être mon premier souvenir (une chicane entre mes parents) se révèle un faux souvenir. Comment je le sais?
D'abord, je me vois comme dans un film (jamais très bon signe). Ensuite, je me vois comme un bébé presque sans cheveux (ce que je n'ai jamais été). Finalement, je me vois clairement dans une robe rose un brin kitsch, une robe de poupée presque en satin... Ma mère hippie ne m'habillait pas exactement comme une poupée de porcelaine. Ce n'est pas moi la petite fille dans mon "souvenir", pas vraiment moi du moins. Moi comme je me projetais ou je me rêvais, peut-être? Mais pas la vraie petite Catherine avec sa touffe de cheveux noirs et ses robes en macramé!

Mes premiers souvenirs datent tous de la même époque: quatre ou cinq ans. Le premier est le souvenir sensoriel d'une situation récurrente. Je ne sais pas quel âge j'avais, mais sur l'autoroute 15 qui nous menait des Laurentides (chez maman) à Montréal (chez papa), mon père me chantait L'arbre est dans ses feuilles. Mon souvenir est celui de la répétition (comme tous les enfants je criais ENCORE!) et de l'attente (un mélange de plaisir et d'appréhension). Quand il arrivait à la fin de la chanson, mon père étendait son bras pour me chatouiller au moment où il chantait: "Qu'est-ce qu'il y a dans le coeur? DE L'AMOUR!"

........

J'ai un autre souvenir, sans doute de la même époque. C'est mon premier souvenir qui serait assez facile à dater si on s'en donnait la peine. Je n'avais pas cinq ans encore. Il faisait beau soleil, il y avait du vent. Je revois le stationnement, les trottoirs, le lieu inconnu. Je vois ma mère - surtout! - que je retrouve. Mon père est là. C'est lui qui m'emmène voir ma mère qui est au centre de désintoxication. Depuis combien de temps est-elle partie? Je ne sais pas. Mon père a-t-il chanté L'arbre est dans ses feuilles sur la route pour tenter de gérer l'émotion? Je ne sais plus. Je n'ai pas vraiment d'autres souvenirs de ces quelques semaines charnières. Je sais que la garderie temporaire à Montréal était horrible pour moi parce qu'on me l'a raconté. Quand je m'arrête pour y penser, je retrouve quelque chose comme un premier vrai sentiment de rejet. Un mal de ventre. Je ne m'y arrête pas trop souvent... 

Je préfère l'autre souvenir. Ce lieu inconnu, ce stationnement, ce soleil et ma mère qui est là. On a mangé un FudgeO. Ce qui est très clair dans ce souvenir, finalement, c'est le chocolat... Le plaisir du chocolat.

Ma mère et mon père. Et du chocolat.

Et de l'amour. (Encore!)

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C'est fou la mémoire, tous les samedis de l'été à 20h sur la Première chaîne.

La fin de l'histoire

On vit dans une société qui est égalitaire, on vit dans une société qui est démocratique, on ne devrait plus se gouverner par le biais de menaces, de groupes comme ça qui se permettent de le faire.
Michelle Courchesne

On retrouve le concept de la fin de l'histoire chez plusieurs philosophes majeurs, dont Hegel et Kant. Mes notions de philosophie étant assez basiques, je ne voudrais pas tenter d'expliquer les subtilités de ces différentes approches. Pourtant, certains protagonistes du débat social actuel m'ont fait repenser à cette notion linéaire (et libérale) de l'histoire selon laquelle il existe quelque chose comme un développement optimal des idées (et donc du devenir historique de l'humanité).

En bref, l'idée de la fin de l'histoire implique que nous évoluons de manière ascendante (ce que nous appelons la civilisation) et qu'il y aurait une fin à cette évolution, un stade ultime de développement. Pour certains, nous l'avons atteint puisque ce stade est la démocratie libérale capitaliste telle que nous la vivons en Occident. Cette idée a été remise à l'ordre du jour à la fin du XXe siècle par Francis Fukuyama qui interprétait la chute du Bloc de l'Est comme la preuve de la victoire du modèle démocrate libéral. La fin de l'histoire pourrait être assimilée à un argument d'autorité historique. On constate dans le débat actuel que plusieurs intervenants intègrent l'idée de la fin de l'histoire et l'utilisent comme une prémisse, probablement sans même le savoir.

On peut d'abord penser à l'interdit des comparaisons. Sous prétexte qu'il s'est fait une série de comparaisons grotesques, toute comparaison devient impossible. Impossible de jouer de la casserole par crainte de trahir la mémoire des peuples sud-américains qui en ont joué auparavant. Impossible de référer à Gandhi pour expliquer la désobéissance civile puisque la situation ici n'a rien à voir. Impossible de comparer la loi de Poutine et celle de Charest parce que le Québec n'est pas la Russie. Impossible de comparer cette lutte à n'importe quelle autre lutte historique pour les droits sociaux.

L'interdiction de toute comparaison historique ou géographique sous-entend la fin de l'histoire. On ne peut se comparer puisque "avant" ou "ailleurs" ils avaient de bonnes raisons de vouloir contourner les pouvoirs en place. Ici et maintenant, nos raisons sont faibles puisque notre système est fondamentalement juste. Le contredire devient donc une aberration.

Dans l'éditorial de Mario Roy dont j'ai déjà parlé, on retrouve des idées de fin de l'histoire. Si on estime que la liberté ultime du citoyen aujourd'hui est de rester en paix et en silence, c'est justement parce qu'il peut se reposer après avoir beaucoup travaillé pour atteindre ce stade de développement qui est celui de la société libérale capitaliste tranquille où il vit. La fin de l'histoire perçait aussi dans plusieurs chroniques signées par Yves Boisvert dans les derniers mois. Celle-ci, dans ses passages concernant les perquisitions, est un exemple. On comprend bien, entre les lignes, que M. Boisvert a pleine confiance aux institutions et estime qu'il devait y avoir de bonnes raisons pour que ces perquisitions aient lieu (même s'il n'en sait probablement rien, puisque les motifs n'ont toujours pas été divulgués). Quelque chose d'aussi absurde qu'un abus des pouvoirs policiers ne pourrait se produire, ici, maintenant, dans le cadre d'un tel événement. Et s'il y a abus, ils seront nécessairement punis un jour.

Dans l'idée de la fin de l'histoire, il y a une notion de confiance quasi inébranlable aux institutions. Je ne dis pas que c'est le cas de M. Roy et M. Boisvert, simplement que leurs arguments pigent dans cette idée de confiance et de comparaisons inutiles. Le système n'a jamais aussi bien été, pourquoi douter de lui? C'est ce que nous dit la citation de Mme Courchesne: les rapports de pouvoir dans notre société ne posent pas problème selon eux, donc ils dénoncent tous ceux qui cherchent à les modifier.

Je suis plutôt de ces gens qui ne croient pas que l'histoire a une fin. De ceux qui pensent qu'on peut toujours faire mieux, plus juste, plus équitable. De ceux qui estiment que notre système est encore plein de failles et d'iniquités. On nous dit utopistes? Je réponds, tant mieux.

À toutes les époques, il y a eu des gens pour nous dire que le système en place était le meilleur, que les lois étaient justes, qu'on ne pouvait espérer mieux et qu'il serait absurde de désobéir. Des gens pour le dire aux femmes, aux Noirs, aux travailleurs (entre autres) qui se battaient pour plus de justice. Mais bon, je parle dans le vide. On me répondra qu'avant c'était différent, bien pire que maintenant. Et sous prétexte qu'il y a pire, il faudrait demander moins.

Je suis bien contente que l'histoire ne soit pas finie, les perspectives me sembleraient bien grises.

Le fossé culturel

Pierre Foglia insiste beaucoup ces derniers temps sur un certain fossé culturel qui caractériserait le Québec d'aujourd'hui. Il y revenait samedi en prenant prétexte, comme il aime le faire, d'une histoire qu'on lui a contée.

Il faut avouer avec lui qu'il est assez aberrant d'imaginer qu'un père écrive à une enseignante de cégep pour se plaindre que Le malade imaginaire soit au corpus. Aberrant, dans un premier temps, qu'un père écrive à une enseignante de cégep pour commenter ses choix pédagogiques (mes parents auraient fait ça, il y aurait eu matière à rupture familiale!) et aberrant, évidemment, cette notion selon laquelle des oeuvres classiques ne seraient bonnes que pour ceux qui ont l'intention d'en faire un métier. Je suis aussi d'accord avec Foglia sur la nécessité de revaloriser les métiers comme sur celle d'assurer un bagage de culture générale, y compris dans les cursus de métier. Je ne suis pas d'accord avec sa critique (jamais argumentée) de la réforme, mais c'est une autre histoire.

J'ai surtout sourcillé en lisant "... sauf qu'à 24 ans, quand ils sortent de l'université, y'en a pas un crisse, et ne pensez pas que j'exagère, pas un crisse qui fait la différence entre culture et loisir, entre émancipation et consommation". J'aime croire que Foglia a écrit cette phrase juste pour faire réchigner les mémères dans mon genre. Mais non, je ne pense pas qu'il exagère. Je sais qu'il exagère. Et même si je me plais à penser qu'il ne parlait pas de tous les jeunes mais spécifiquement des ingénieurs (ce qui n'est pas particulièrement clair), il exagère quand même.

J'écrivais récemment dans L'oiseau-tigre (la revue du Théâtre français du Centre national des arts d'Ottawa) à propos de la défaite des médias à assurer une couverture intelligente, digne, poussée de la culture et des arts. Je soutiens dans ce texte que les médias sont les agents actifs d'une bactérie qui nous conforte dans la confusion entre culture et loisir. Je ne dirai donc pas que Foglia a tort: il y a un fossé culturel important au Québec, je dépense assez de pixels à le décrier.

Ce que je n'achète pas, c'est l'idée qu'il s'agirait d'un fossé inédit ou d'une fracture générationnelle. Il y a trop souvent, dans nos véhémences contre le système scolaire d'aujourd'hui, une nostalgie du cours classique qui me semble peu constructive.

Je n'ai jamais fait de vox-pop dans ma famille ou chez les amis de mes parents pour connaître leur compréhension du fossé entre consommation et émancipation, mais en me fiant seulement à la teneur des conversations j'ai une petite idée de la diversité des niveaux d'analyse. Soyons sérieux, ce ne sont pas seulement les jeunes (ingénieurs ou non) qui remplissent les centres d'achat, qui suivent les blockbusters au cinéma comme à la télévision, qui sont tous habillés pareil, coiffés pareil, à te donner l'impression qu'il y a un gène d'assimilation qui se promène dans l'eau.

Je ne dis pas qu'il n'y a aucun enjeu dans le système d'éducation. Mais il est évident qu'il y a des étudiants (et plusieurs) qui finissent leur université en sachant très bien distinguer consommation et émancipation. (Je pense entre autres à une bande d'ingénieurs en environnement, pas mal allumés...) J'ajouterais que je suis loin d'être convaincue qu'un moins grand pourcentage de gens savent faire cette distinction aujourd'hui qu'il y a 20, 30 ou 40 ans.

Ce qui a changé, c'est qu'on entend moins ceux qui le savent et qu'un discours d'aliénation volontaire trouve de plus en plus d'écho et de légitimité dans l'espace public. Le problème n'est donc pas que scolaire. L'idée qu'un parent se plaigne à cause du cursus était à peu près impensable quand ma mère fréquentait l'école. Ce comportement s'inscrit tout à fait dans l'ère du temps du citoyen-consommateur qui estime que ce dont il a envie est nécessairement le meilleur. Ce dont il a envie est souvent, aussi, à des kilomètres de la notion de culture générale. Et je rappelle que quand les médias nous offrent du contenu à faible valeur culturelle, c'est sous prétexte que c'est ce que les gens demandent...

C'est là que je rejoins Foglia. L'air du temps est assez triste pour ceux qui ont l'analyse, la critique et l'exigence à coeur. Et pour les contemplatifs.

Mais des jeunes qui peuvent distinguer consommation et émancipation, il y a en a plein les rues...

Je veux de la cohérence

On pourrait penser que c'est mon fond judéo-chrétien qui me commande de ne pas faire aux autres ce que je ne veux pas qu'on me fasse. C'est plutôt mon fond de politologue qui tend à croire que plus cohérents nous serons, plus grande sera notre marge de manoeuvre pour déconstruire les arguments des autres. Je veux de la cohérence!

Le collègue blogueur Ianik Marcil expliquait bien dans ce billet que le débat ne porte pas toujours sur des faits, mais parfois sur des postures morales et idéologiques. Dans ce cas, il faut au moins s'assurer d'avoir des arguments et des démarches cohérentes, histoire d'être le plus infaillible possible sur notre propre terrain.

Je ne dis pas que c'est facile, mais il y a des pièges évidents que nous devrions savoir éviter.

J'avais déjà souligné que se servir de l'apparence de Krista Erickson pour la discréditer n'est pas très cohérent. Même chose quand un raccourci nous pousse à supposer que Sophie Durocher pense ce qu'elle pense parce qu'elle est mariée avec Richard Martineau. En tant que féministe, j'estime qu'encore trop souvent l'apparence des femmes ou leur état matrimonial est un argument pour discréditer leurs idées. Être cohérent, c'est assumer que cette éthique de l'argumentation vaut pour tout le monde. Dans l'un et l'autre cas il y a assez à déconstruire sans s'empêtrer dans des considérations qui nous mettent en porte à faux avec nos propres convictions.

Nous avons assisté au même type de dérive lorsque Jacques Villeneuve a eu la drôle d'idée de venir jeter de la gazoline sur le feu. Selon plusieurs, le coureur automobile aurait dû se taire pour se mêler de ce qu'il connaît. Que répondons-nous aux gens de droite lorsqu'ils intiment aux artistes de se taire sous prétexte qu'ils n'y connaissent rien? Nous leur répondons que c'est un débat social qui concerne tout le monde. Devrions-nous entendre "Tout le monde, sauf Jacques Villeneuve." Ou pire encore: "Tout le monde, sauf ceux qui ne sont pas d'accord avec nous."

On me répond alors que Jacques Villeneuve ne vit même pas ici. Pourtant, on applaudit quand les journaux français se moquent de nos commentateurs de droite ou quand Cohn-Bendit y va de son point de vue... Je veux de la cohérence! Déconstruisez ce que Villeneuve dit, mais ne venez pas me dire qu'il n'a pas le droit de parler.

Le même type d'arguments a été servi à Gilbert Rozon. Moi aussi je trouve qu'il en a trop fait. Moi aussi je pense qu'il était inutile (et peut-être même explosif) de vouloir se placer comme médiateur quand ça fait des semaines qu'il répète à qui veut l'entendre sa couleur très marquée. Moi aussi j'en ai marre que Gilbert Rozon parle des insultes qu'il reçoit sans jamais signaler que ça insulte aussi de l'autre côté. Mais je décroche quand on somme Gilbert Rozon de retourner faire des affaires, comme l'a entre autres écrit Nathalie Pertrowski.

À ce compte, on va tous retourner jouer dans nos carrés de sable restreints. On va donner raison à ceux qui demandent aux journalistes culturels de ne pas se mêler de politique. On va demander aux humoristes qui ont pris les planches lundi de rentrer dans les rangs du silence. Et aux parents d'enfin élever leurs enfants au lieu de leur permettre de taper sur des casseroles à pas d'heure. Et moi je me contenterai de me taire et d'être Ontarienne. Que Michael Sabia ait choisi de rester neutre dans ce conflit sous prétexte qu'il "fait des affaires", c'est son choix. Mais comme je l'expliquais dans mon texte de mardi, être neutre c'est déjà dire quelque chose.

Alors si je veux être cohérente avec cette conviction, je ne peux que féliciter les défenseurs de l'ordre établi qui ont l'audace de s'assumer dans leur position. C'est plus louable que de se contenter de regarder le train passer sans véritablement se sentir concerné.

Une fois cela dit... continuons notre travail de critique de cette pensée étroite et conservatrice qui tend à croire que le système dans lequel nous vivons représente quelque chose comme un idéal enfin atteint. Mais cessons d'attaquer avec des arguments que nous trouvons généralement dégoûtants, on s'ouvre le flanc inutilement. Ce n'est que par l'intelligence de notre argumentation que nous mettrons en lumière les faiblesses de nos adversaires.

Ce Tout qui est politique

Parmi les moments forts de la page éditoriale de La Presse ces derniers temps, il y a cette contribution de Mario Roy sur le fameux slogan "Tout est politique".

L'éditorial de Mario Roy est déroutant à plusieurs égards. Il est possible que vous restiez dubitatif, quand il affirme que "Tout est politique" est le slogan de Mai 68 "qui a été le plus lourd de conséquences: voyez l'effet produit aujourd'hui autour du panda anarchiste et de la banane rebelle!". Si Anarchopanda est le fruit de la plus lourde conséquence de Mai 68, y'a pas de quoi faire l'histoire...

Il est aussi déroutant de lire un éditorialiste de renom affirmer que le droit le plus fondamental que possède tout individu est "celui d'être laissé seul. En paix." En tout cas, il va être difficile après ça de se plaindre des bas taux de participation aux élections. C'est exactement pour ça que les gens ne participent pas au rituel électoral, parce qu'ils ne se sentent pas concernés et qu'ils veulent qu'on les laisse en paix. Est-ce que les gens ont le droit de ne pas se sentir concernés par les débats sociaux? Bien sûr. Est-ce souhaitable? Il me semble que non. Glorifier l'apathie citoyenne semble pourtant une façon comme une autre de se donner raison dans le cadre de cette crise où le débat n'est pas des plus sains.

Tout de même, reconnaissons à Mario Roy qu'il nous donne une belle occasion de revenir sur ce Tout qui serait politique. Quel est-il?

Rappelons d'abord qu'il s'agit bien ici du politique et non de la politique. Contrairement à ce qu'affirme Mario Roy, nous sommes à des kilomètres de la "chosification politique". Le politique n'a rien à voir avec la partisanerie, mais plutôt avec le vivre-ensemble. Il s'intéresse essentiellement aux rapports de pouvoir dont certains supputent qu'ils sont... partout! Il est d'ailleurs intéressant de lire Mario Roy sur le fait que les gens dans le métro sont d'abord des travailleurs... Ah, le travail, ce lieu apolitique par excellence...

Le "Tout est politique" tente de démontrer que des choix qu'on pourrait être tentés d'associer à des sphères apolitiques ont des conséquences sur la chose publique, le vivre-ensemble. Ainsi, l'être humain n'a pas de petits casiers qu'il ouvre et qu'il ferme à sa guise en fonction de son champ d'action: politique un jour, non politique le lendemain. Il est pétri de convictions, d'idéologies et de présupposés qui le suivent partout et qui font des ponts entre ses actions publiques et privées. Les choix de consommation, par exemple, ont des incidences politiques.

L'expression "Le privé est politique", souvent mise de l'avant par les féministes, va dans le même sens. Elles ont poussé cette variante pour faire valoir que les relations de couple - marquées par les relations de genre - ne relèvent pas que d'enjeux privés. Ainsi, la violence conjugale est aussi un enjeu sociétal. Ça ne signifie pas que la vie privée (anecdotique) puisse devenir soudain un enjeu politique (qui couche avec qui ne devrait pas être un enjeu dans un débat d'idées). Si "ce qui se passe dans la chambre à coucher ne concerne pas l'État" tel que le disait Trudeau, ça ne signifie pas que la chambre à coucher ne camoufle pas des enjeux relevant du politique. On ne laisse pas la société derrière nous (ses contraintes, ses bassesses, ses normes et ses élans) en rentrant dans notre intimité.

Cette idée du "Tout politique" tente surtout de mettre en lumière qu'une posture qui se veut apolitique est en fait une posture de reproduction du statu quo. Ne pas choisir, c'est encore choisir quelque chose. Ne pas se sentir concerné, vouloir la paix, c'est donner raison aux rapports de pouvoir tels qu'ils sont présentement institués. Mais il s'agit d'une idée qui s'ignore: on ne défend pas le statu quo, on s'en contente sans trop y penser. C'est une position qui n'existe que dans le déni d'elle-même.

Ce n'est pas neuf. Ce qu'on pourrait appeler le décrochage citoyen ne date pas d'hier. On ne peut forcer personne à s'intéresser à son rôle citoyen, mais il est fascinant de constater que des gens que l'on pourrait associer à "l'élite intellectuelle" ou, à tout le moins, à des défenseurs de la chose publique, ne ressentent aucun malaise à prôner l'individualisme apathique et le cocooning comme modèle de société.

Métier = Critique / No10 - Normand Provencher

Formation: Baccalauréat en enseignement de l'éducation physique

Fait de la critique depuis... 17 ans

Titre: Critique cinéma au Soleil

Citation: "Si t'aimes pas scier des planches, ne devient pas menuiser. Si t'aimes pas écrire, ne fait pas ce métier-là!"

Journaliste depuis près de trente ans au Soleil, c'est il y a un peu plus de quinze ans que Normand Provencher joint sa passion du cinéma et celle de l'écriture pour devenir critique au quotidien de Québec. J'ai profité de mon passage dans la capitale québécoise pour discuter avec lui de son parcours et de l'état de la critique au Québec.

Au commencement, il y avait...

... un enseignant en éducation physique qui avait toujours adoré le cinéma et rêvé de journalisme. C'est à 23 ans, en remportant le concours de journalisme scientifique du Québec (l'ancêtre de la bourse Fernand-Séguin), qu'il met pour la première fois les pieds au Soleil. Il aura la piqûre du journalisme. L'été suivant, en 1984, il retourne travailler comme surnuméraire pour la période estivale. Il n'est plus reparti.

Devenir critique

Quand Léonce Gaudreault a quitté la section cinéma du Soleil en 1995, le poste est offert à Normand. Après une pause de quelques années comme chroniqueur, il revient au cinéma en 2006 et constate, depuis, qu'il ne s'y ennuie pas. Il faut dire qu'en tant que seul critique de cinéma du journal, le boulot ne manque pas. Normand Provencher signe parfois jusqu'à une dizaine de textes par semaine.

Le journaliste admet qu'il a parfois le syndrome de l'imposteur face aux autres critiques, il n'est pourtant pas le seul à ne pas avoir étudié en cinéma et à être, essentiellement, un autodidacte. C'est d'ailleurs le premier critère qu'il nomme quand je lui demande ce que ça prend pour être un bon critique: avoir une bonne culture générale et lire beaucoup sur sa discipline. D'autres critères: la passion et l'écriture de qualité. Ces deux aspects reviendront souvent dans notre échange. Il accorde une grande importance à la qualité de la plume des critiques dans les médias écrits. "Voir des films, oui! Mais j'aime surtout écrire." De la même façon, insistant sur la passion, il soulignera: "On ne peut pas faire ce métier-là parce qu'on aime un peu le cinéma. Il faut en manger..."

L'impact des critiques

Si Normand Provencher estime que les critiques sont des passionnés, il admet qu'il est difficile de mesurer si leur passion est contagieuse auprès du public. Il serait faux de croire que les critiques n'ont aucun impact mais il faut éviter de le surestimer. À son avis, l'impact concerne davantage les productions les plus modestes. "On peut aider des petits films qui ont peu de budget de promotion. À l'inverse, on n'a aucune influence sur les gros films. Les blockbusters, c'est du Teflon face à la critique."

Et qu'en est-il du cinéma québécois? Contrairement à ce qu'on entend souvent dire, Normand ne croit pas que les critiques sont complaisants avec le cinéma d'ici. Peut-être était-ce davantage le cas dans les décennies 1970 ou 1980, mais avec tout ce qui se produit de grande qualité aujourd'hui, il n'y a pas de raison de l'être. Bien sûr le milieu est petit, mais le journaliste avouera avoir gardé des relations cordiales avec plusieurs artistes malgré des critiques parfois virulentes.

S'il y a de la complaisance au Québec, elle se trouve peut-être dans cette tendance de certains médias, particulièrement les médias électroniques, à éliminer la critique au profit de chroniques qui se contentent de faire des compte-rendus. À la télévision, il ne se fait presque plus de critique. "On est loin de l'époque de René-Homier Roy et Chantal Jolis dans À première vue!" C'est aussi presque absent de la radio si on exclut la chronique hebdomadaire de Georges Privet et Helen Faradji à Médium Large. Dans les radios commerciales de Québec, Normand Provencher constate non seulement que la critique artistique n'est pas à l'honneur, mais aussi qu'il n'y en a que pour le cinéma américain. "Ça me met en furie. Ils disent qu'il n'y a pas d'intérêt de la part des auditeurs, mais c'est sûr... ils n'en parlent jamais!"

Critique capitale

Est-ce que le traitement réservé au cinéma dans les radios commerciales dit quelque chose de la place du cinéma dans la capitale? Au contraire, Normand Provencher estime qu'il y a un public cinéphile à Québec et qu'il est même en développement avec les changements socio-démographiques que connaît la ville. Il souligne que l'offre est quand même importante: au mois d'avril, pendant une seule semaine, douze nouveaux films prenaient l'affiche à Québec. C'est une diversité non négligeable quand on tient compte de la population de la région.

Le grand débat à Québec demeure le manque d'écrans consacrés aux films en version originale ou sous-titrée. Le doublage est roi dans la capitale et, régulièrement, les cinéphiles s'en plaignent. Normand Provencher s'est souvent fait leur porte-parole pour exiger plus de films en VOA. Constat: les salles sont vides quand des diffuseurs osent le test. "Les gens disent que c'est ça qu'ils veulent, mais les bottines ne suivent pas les babines..." soupire le critique.

Ce genre de préoccupations dévoile le chroniqueur qui sommeille en Normand Provencher. Au-delà de la critique, c'est l'acte de communication qui l'a toujours intéressé. Pour lui, le cinéma ne peut se contenter d'être un objet de divertissement, il est aussi un phénomène socioculturel qui entraîne son lot de questions. Le rôle du journaliste et du critique est toujours de tendre la main au public pour lui permettre de mieux s'approprier l'oeuvre, le milieu et les débats qu'ils provoquent

"Si j'aime le cinéma, ce n'est certainement pas pour les vedettes..." Et s'il est devenu critique cinéma, ce n'est certainement pas dans le seul objectif de les côtoyer. Il insiste: passion, culture, écriture...

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Pour suivre Normand Provencher:

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Le mois prochain: Hugues Corriveau, critique de poésie au Devoir

Métier = Critique est un rendez-vous mensuel avec des artisans de la critique culturelle. Chaque 15 du mois, nous abordons, avec un journaliste, différents aspects du métier pour mieux en cerner les contours et les défis.

Archives: No1 - Manon Dumais | No2 - Philippe Couture | No3 - Philippe Papineau | No4 - Brendan Kelly | No5 - Jérôme Delgado | No6 - Jean Fugère | No7 - Matthieu Petit | No8 - Aline Apostolska | No9 - Christian Saint-Pierre

Je reviens chez nous

J'ai décidé de quitter les blogues Voir. Pas parce que je suis en froid avec qui que ce soit. Pas parce que je pense que le bateau coule comme je l'ai beaucoup lu sur les réseaux sociaux.

Parce que depuis cet article que j'ai écrit lors des premières coupes régionales, mon malaise s'agrandit. Je sais bien que ce n'est pas "moi, Catherine Voyer-Léger, blogueuse" qui crée une pression directe sur les médias. Mais se joue présentement dans les médias un renouveau des rapports de force et les blogueurs font partie de cette nouvelle équation. Je suis une blogueuse qui protège la marge de manoeuvre des journalistes avant la sienne et ce qui se passe présentement chez Voir m'inquiète. Je suis mal à l'aise dans une position de blogueuse indépendante... mais associée à une bannière. Surtout quand je constate qu'une situation économique précaire oblige ce média à couper des postes. Plusieurs croient que j'ai tort de faire un lien entre les deux, mais je me sens tout de même en contradiction.

Non, je ne crois pas que le bateau coule. On annonce que le Voir papier va survivre, ce qui est une très bonne nouvelle. On annonce aussi qu'il va changer. À suivre. Je souhaite bonne chance à Simon Jodoin qui est venu me chercher comme blogueuse, qui m'a fait confiance et que j'ai toujours estimé comme chroniqueur. Je ne savais pas que c'était lui qui allait prendre la rédaction en chef quand j'ai pris ma décision, mais son arrivée ne dissipe pas mon trouble.

Il est vrai que si mon malaise grandissait depuis quelques semaines, c'est hier, quand j'ai lu sur Twitter que Tristan Malavoy-Racine quittait, que l'élastique a cédé. Vous savez les moments où une décision devient soudain incontournable. Même si je n'étais pas en contact direct avec Tristan dans mon rôle de blogueuse, c'est beaucoup sa présence à la barre qui m'avait fait accepter. J'avais de gros doutes avant de plonger dans cette aventure, mais le Voir "de Tristan", ça me tentait! Malgré les immenses contraintes qui pèsent sur un journal gratuit, j'ai toujours admiré l'intégrité avec laquelle Tristan faisait son travail. Je sais qu'il croit à la critique, qu'il croit au journalisme culturel exigeant. Je sais que nous avons une conception semblable de ce que devrait être un journal culturel.

Alors, dans ce bateau qui ne coule pas mais qui changera un peu sa trajectoire, je reconnais soudain plus de craintes que de confiance. J'écume des déceptions. Ces décisions, sans doute douloureuses pour tout le monde, sont devenues trop nombreuses pour moi. Mon malaise a pris toute la place et j'ai besoin de prendre mes distances.

J'ajouterais que si je ne connaissais pas la liste des autres blogueurs lorsque j'ai accepté de me joindre à Voir, j'ai été agréablement surprise par la grande qualité intellectuelle et analytique de ceux qui s'y trouvent. Malgré cela, j'ai constaté que la plupart se nourrissent directement à l'actualité politique et il m'arrive de me sentir déphasée quand je publie une bluette sur ma détestation de l'été ou un texte un brin intellectuel sur la sainteté. Je me sens parfois un peu noyée entre toutes ces questions urgentes quand j'arrive avec mes textes lents, reliés à aucune actualité, juste pour mon plaisir de brasser mots et idées.

Je vais donc continuer ma lecture des blogues Voir avec un grand plaisir. Il y a là des gens de grande qualité que j'estime énormément.

Je perds sans doute en visibilité en prenant cette décision. Mais je ne peux pas prôner la cohérence partout et ne pas écouter ma petite voix intérieure lorsqu'elle me dit que je serais plus à mes aises ailleurs.

Je me sens comme quelqu'un qui aurait emménagé un peu vite avec sa nouvelle relation, mais je n'ai pas de regrets. J'ai un peu l'impression de revenir en arrière, mais sans amertume.

Me voilà donc de retour chez moi. La peinture n'est pas trop défraîchie. Je pense qu'on peut installer les meubles et reprendre la discussion.

Je vais faire du thé...

Foglia et La Presse

Mes couleurs (pour ceux qui voient des conflits d'intérêts ou des jupons qui dépassent partout): Je n'ai pas lu La Presse pendant plus de dix ans parce que je considérais que j'étais bien trop à gauche pour ça. Quand j'ai réalisé qu'il y avait du monde pas mal à gauche et pas mal intéressants à La Presse, alors je suis revenue. Je n'ai jamais cru au complot (pas très forte sur les complots en général) et rien ne me fait plus rire qu'une blague plate qui contient les termes "entente secrète". Je me suis ouvertement opposée à toute idée de boycott suite aux prises de position de l'éditorial dans le conflit actuel. Oui, j'ai des amitiés, connaissances et autres affinités intellectuelles et affectives avec certains personnes qui travaillent à La Presse dont je vous épargnerai la liste par peur d'oublier quelqu'un. (Et non, je ne me cherche pas d'emploi sur la rue St-Jacques. Nous avons chacun nos rumeurs à traîner comme une croix...)

Pour l'essentiel, Foglia a raison. Il a raison surtout sur un point: pouvez-vous leur lâcher les baskets? Ça m'énerve cette propension que vous avez à toujours vouloir que les personnalités dénoncent publiquement leurs collègues et leurs patrons. Il y a des contraintes (oui, des contraintes idéologiques aussi) à n'importe quel emploi. Il arrive un moment où si tu es trop mal à l'aise avec ce que représente tes patrons, tu démissionnes. Que tu travailles pour Wal-Mart, Radio-Canada, La Presse, Greenpeace, le NPD, Statistiques Canada ou une OBNL. Ça ne veut pas dire que les journalistes et les chroniqueurs de La Presse n'ont pas le droit de penser ce qu'ils pensent, ça ne veut pas dire non plus qu'ils ont le loisir de pourfendre leurs patrons et propriétaires sur toutes les tribunes. (D'autant plus que cette vidéo ne nous apprend rien de très nouveau. Charest se tient avec Desmarais? J'espère que personne n'a titré "Exclusif" là-dessus...)

Là où je suis un peu moins Foglia, c'est dans sa chute. "Arrêtez de dire que c'est le journal des Desmarais quand les Desmarais eux-mêmes font comme si c'était VOTRE journal." Pousse, mais pousse égal. Desmarais est propriétaire d'une grande entreprise. Ce qu'il veut, c'est que ses journaux se vendent. Je ne sais pas, à quel moment exactement on pourrait faire le parallèle entre cette production médiatique et une initiative communautaire. (Quoi que c'est vrai qu'on demande de plus en plus aux lecteurs ce qu'ils pensent de tout. C'est peut-être ça NOTRE journal!?)

Mais pour être honnête, c'est encore une fois sur un détail que je me suis enfargée. "Cela fait 45 ans que je travaille à La Presse et jamais je n'ai été plus fier de notre journal que ces 10 dernières années." Sérieux? Je serais étonnée de savoir quand ç'a commencé? Est-ce au moment où La Presse a été encartée dans une pub de gros camions? Ou depuis que la Une est rendue un collage de photos qui évoque vaguement un scrapbook? Ou alors, il y a quelques semaines, quand la Une du Cahier Arts a été faite avec une starlette interpellée par des policiers pour harcèlement? Ou quand les lettres aux lecteurs ont été coiffées du titre "Des actes terroristes" après les bombes fumigènes dans le métro? Ou quand la série de Foglia lui-même sur les accidents de la route avait des titrages si gros qu'on sentait l'odeur du sensationnel dans l'encre? Ou quand une page complète du Cahier Arts est passée sur la face de Dominic Champagne (joliment mise en page) avant la marche du 22 avril? Ou quand la série de chroniques de Lagacé (qui sait toute l'affection que j'ai pour lui) a été inaugurée avec un "J'ai honte" tonitruant en Une?

Personnellement (en tant que snob élitiste...), ce n'est pas exactement du type de journaux dont je rêve... Je ne demande pas à Foglia de décrier tout ça, mais j'ai sursauté devant le "plus fier que jamais".

Pourtant, j'adhère à sa liste de talents. Je lis La Presse pour des journalistes et des chroniqueurs que j'estime et que je crois compétents, intelligents, analytiques. Mais presque chaque matin je me dis qu'ils mériteraient mieux que l'écrin dans lequel ils aboutissent. Quand un journal ne cesse de grossir ses titres, le teint lui jaunit. Pas besoin d'être très calée en stratégie commerciale pour comprendre cette évolution. Ce n'est pas du côté du Devoir qu'il y a du lectorat à aller gruger, on en convient.

Pour ce qui est d'André Pratte, quelques petits mots. D'une part, il n'est pas que l'éditorialiste en chef. Il est tout ça. La force symbolique de l'éditorial est incomparable avec le reste du journal. C'est pourquoi plusieurs personnes ne retiennent que cet aspect. L'éditorial, c'est la voix de La Presse. Les gens font bien peu la différence entre les éditorialistes et les chroniqueurs, mais ne retiennent souvent que les premiers. J'ajouterais que La Presse ne réduit pas l'ambiguité en ayant deux chroniqueurs qui écrivent dans ses pages éditoriales et dont le statut, par le fait même, semble assez ambivalent.

Finalement, je ne pense pas que les critiques actuelles envers André Pratte et l'éditorial concernent le fait qu'il est fédéraliste, mais bien un entêtement à ne faire aucune nuance dans le conflit qui secoue le Québec présentement (et dont il a lui-même écrit qu'il ne s'agissait pas d'une crise sociale en début de course). Cela dit, il n'est pas le seul à ne pas donner dans la nuance ces derniers temps...

Au regard de l'éditorial, il m'est quand même difficile de ne pas conclure qu'en plus d'être un journal fédéraliste, La Presse est un journal conservateur (pas dans le sens moral) qui tend à conforter les élites économiques dans leur rôle et qui valorise le système en place. Ce ne sont pas mes valeurs, mais ç'a le mérite d'être assumé. Ça me choque moins qu'une stratégie commerciale qui semble de plus en plus populiste et que je sens se radicaliser à chaque trimestre...

Reste que grouille dans ce journal des tas de gens qui ont des valeurs diverses et ont à coeur la qualité de l'information. Je comprends Foglia de les trouver brillants et stimulants. C'est pour eux que je lis La Presse et que je continuerai à la lire. (Mais je leur souhaite quand même bonne chance...)

 

Triangle désir

Un très inutile site web vous permet de connaître le meilleur vendeur dans le monde littéraire anglo-saxon la semaine de votre naissance. Il est assez rigolo, à défaut d'être révélateur, que dans mon cas ce soit Sophie's Choice, sachant que j'ai une douce (!) obsession pour les triangles.

C'est assez tardivement que j'ai découvert René Girard et sa théorie du désir mimétique (ou triangulaire). Cette théorie m'a longtemps habitée avant que les faiblesses de la pensée de Girard me détournent un peu. Plus obsessionnel que moi, le théoricien français a tendance à considérer sa théorie comme une parole révélée qu'il plaque sur toute réalité pour démontrer la justesse de son intuition. Une démarche théorique qui a comme seul objectif de prouver qu'elle a raison d'exister a un peu tendance à sécher sur pieds. Mais oublions mes réserves quelque temps pour vous parler de ce qu'il y a de jubilatoire dans cette intuition.

Résumons grossièrement: selon René Girard, nous nous trompons à vouloir faire du désir (dans sa plus large acceptation) un phénomène personnel et individuel qui relèverait de nos besoins ou de notre volonté. Nos désirs nous seraient plutôt inspirés par d'autres (par mimétisme) et plus spécifiquement sous la forme d'un triangle où, à chaque fois, un tiers devient à la fois l'inspiration de notre désir et l'obstacle pour l'atteindre. L'image la plus simple est évidemment celle du triangle amoureux, mais la théorie a aussi été exploitée dans certaines études pour expliquer le mimétisme des choix de consommation. Nous pourrions même sous-entendre que la psychologie de base de toute publicité repose sur le désir mimétique: les modèles "parfaits" de la pub nous inspirent à devenir comme eux tout en nous rappelant constamment que nous ne le serons jamais.

Mais pour en revenir aux relations humaines, nous pourrions dire que le désir fleurit mieux dans la tension. (Girard dirait qu'il fleurittoujours dans la tension, mais permettons-nous d'être un peu plus souple...) L'une des sources de cette tension peut être une troisième personne qu'il s'agisse d'un rival avéré ou supposé. Elle peut aussi être une influence extérieure (par exemple: vous êtes attirés par quelqu'un parce qu'elle ressemble à votre actrice préférée, mais comme pour la pub, elle n'atteint jamais la perfection du modèle). Cette forme triangulaire pourrait faire penser au complexe d'Oedipe freudien, mais Girard refuse une trop grande importance à cette filiation en estimant que Freud est passé à côté du mimétisme dans la relation père/fils.

Si l'impact des triangles m'a chamboulée dans Café de flore, le cinéma de Xavier Dolan ferait aussi un bel objet d'étude pour appliquer la théorie girardienne. Si le triangle mimétique saute aux yeux dans Les amours imaginaires, il est incontournable (bien que dans une zone de gris oedipienne) dans J'ai tué ma mère. Je n'ai pas encore vu Laurence Anyways, mais le trouble de l'identité de genre me semble en soi un enjeu de mimétisme fascinant. D'ailleurs, les ouvrages les plus percutants de René Girard demeurent, selon moi, ceux qui portent sur la littérature. Il faut lire Mensonge romantique et vérité romanesque et Shakespeare: les feux de l'envie. Tant et aussi longtemps que la théorie du désir mimétique se contente d'être un outil d'analyse, elle permet un éclairage différent, étonnant et parfois percutant sur certains phénomènes, ici les grandes oeuvres littéraires. L'erreur de Girard, à mon sens, est de croire que ces oeuvres nous révéleraient une quelconque vérité cachée du monde.

Pour ce qui est de vos vies...

Personnellement, je suis obsédée par les triangles. C'est peut-être parce que ma mère m'a si souvent répété que rien n'était pire qu'une relation à trois (trois amis, trois colocataires...). C'est peut-être parce que ma mère, mon père... simplement. C'est peut-être encore plus parce que mon père, ma belle-mère... Chose certaine: j'en vois partout. Si je dis cela, c'est que je ne tiens pas à présumer qu'ils sont partout. Contrairement à Girard, je crois que ce genre de modèle théorique est plus un outil d'interprétation qu'une révélation.

Peu importe finalement qu'il y ait des triangles dans mes yeux ou dans la "réalité", l'affaire c'est qu'ils finissent par m'influencer. Chez tous ceux qui m'attirent, dans tout ce qui m'intéresse, dans chacun de mes coups de foudre (ou de mes coups de sang ou de mes coups de tête) je vois le troisième coin du triangle dans mon angle mort. Il est là, il me nargue. Il me rappelle surtout que rien ne vient du néant, que nous sommes constamment sous influence.

Et que je suis souvent bien plus intéressée par l'obstacle à abattre que par l'objet de mes convoitises...

 

Lyonel Trouillot

Tout discours amoureux au destin improbable ne devrait être que rédigé. Quand on écrit, la distance est très grande entre la main tendue et la voix qui dit non. On n'entend pas la voix. On ne regarde pas l'indifférence du visage. Et si l'on pleure, on pleure tout seul. Et si les critiques vous emmerdent à vouloir percer vos secrets, on peut toujours argumenter qu'on parlait d'autre chose.
Lyonel Trouillot, L'amour avant que j'oublie 

Je déteste les questions du genre: "Quelle est ta chanson préférée?" Ma chanson préférée? Une seule? Vertige... Pourtant, en littérature, j'ai un chouchou consacré. Est-ce parce qu'il est Haïtien et que depuis l'enfance, la culture haïtienne occupe une place particulière dans mes rêves d'ailleurs? Est-ce parce qu'il est d'abord poète et que cette poésie suinte partout dans ses romans? Est-ce parce qu'il est convaincu que tout est politique?

Pour toutes ces raisons sans doute. Pour l'humanisme, pour la poésie, pour l'engagement. Pour le risque du style qui ne cherche pas le consensus, Lyonel Trouillot est mon auteur à moi.

Je suis rentrée chez Trouillot par la grande porte. C'est une amie qui m'a aiguillée vers Bicentenaire en me disant: "Ça te ressemble." Ce roman reste, à mon avis, l'un des plus aboutis puisque le mariage de la forme et du fond donne un résultat frontal et efficace. Cette marche d'un étudiant qui s'oppose au régime, ses souvenirs, ses amours, sa mère; tout cela ressemble au bout du compte à une chanson militante, quelque chose comme la marche d'un peuple.

Tombée sous le charme, j'ai poursuivi ma découverte de cet auteur. Si certains ouvrages m'ont demandé plus d'efforts de lecture (entre autres Rue des pas-perdus), j'y ai chaque fois éprouvé un profond bonheur à retrouver la tessiture de sa langue, l'amplitude de ses images, l'intensité de ses personnages.

Mais de mon parcours chez Trouillot, je dois noter deux de ses livres qui m'ont particulièrement bouleversée (et j'imagine que s'ils traitent, l'un et l'autre d'amour, c'est sans doute un hasard).

Le premier, L'amour avant que j'oublie, est à mon sens le plus grand roman de Lyonel Trouillot même si, dans mon entourage, il est moins consensuel que Bicentenaire. Ce récit aux multiples voix qui entremêle le collectif et l'intime donne à voir les différentes figures de l'amour. On trouve dans ce roman une de mes scènes préférées (moi qui, comme chacun le sait, entretiens un faible pour les amours qui n'adviennent pas). Ainsi, cette scène présente un homme qui espère cette femme qu'il croise tous les soirs au bar. Lyonel Trouillot écrit: "Ce soir-là, comme tous les soirs, l'homme avait espéré qu'à la fin de la conversation elle lui dirait de monter. Ils avaient encore parlé de tout et de rien dans le hall. La conversation s'éternisait. Tout et rien, ça fait beaucoup de choses sans importance grignotant sur le temps qui reste aux mots d'amour."

Le deuxième livre qui m'a bouleversée est de ceux qu'on ne suggère pas. Le seul livre que je relis chaque année. Le genre de livre avec lequel la relation est si personnelle que je doute qu'il puisse avoir le même effet sur qui que ce soit. Par peur d'entendre quelqu'un le critiquer, je préfère le garder pour moi. Sauf une fois, je l'ai offert à un homme. En fait non... je l'ai envoyé à un homme dans une enveloppe anonyme sans jamais dire qu'il venait de moi. (Ai-je écrit quelque chose sur mon affection pour les amours qui n'adviennent pas?)

Ce livre qui s'intitule, Lettres de loin en loin, a été écrit à quatre mains avec Sophie Boutaud de la Combe, Française en poste pour l'ONU en Haïti. Il s'agit d'un échange épistolaire dont la forme très courte rappelle le courriel et semble trahir l'époque. Choc culturel, choc de genre, choc de désir, choc poétique, cette rencontre m'a chamboulée et m'a fait douter de notre capacité à vraiment rencontrer l'autre. En effet, la rencontre entre l'Occidentale et l'Haïtien laisse transparaître la difficulté à dialoguer quand nous arrivons de lieux si différents. Percutant, sans complaisance, il écrit: "Il manque à la morale du riche d’apprendre de quelle histoire le pauvre tire sa conscience."

 Mais aussi parce que la rencontre entre l'homme (d'abord obnubilé par son désir) et la femme (qui veut faire valoir ses idées) est une route accidentée qui n'aboutit jamais vraiment. Malgré toute mon affection pour l'auteur, je n'ai pu qu'être la femme dans ce bras-le-corps de mots. J'ai eu envie, avec elle, de lui écrire: "Parfois je trouve que tu exagères tellement que j’ai envie de te redire vous." Et, pourtant, je l'ai senti lui, entier, troublant, imparfait dans cette rencontre qui boite de ses contradictoires volontés. (Finalement, ce billet parle moins de littérature que d'amours qui n'adviendront pas...)

J’écris pour te toucher. Et dans ma peur physique de ne pas te toucher.
Lyonel Trouillot, Lettres de loin en loin

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Les livres de Lyonel Trouillot sont publiés chez Actes Sud. Il a été finaliste pour le Prix Goncourt avec son dernier ouvrage, La belle amour humaine.