Comme d'autres, j'étais devant mon écran de télévision la semaine dernière pour regarder le documentaire "Aux limites de la scène"présenté sur Artv. Un moment rare de télévision. Parce que si la danse a parfois la réputation d'être surmédiatisée, ce n'est certainement pas cette danse de création qui était enfin mise en valeur. Excusez le cliché, mais ce documentaire vous fait passer du rire aux larmes devant des moments de pure beauté. Et j'ai compris pourquoi la danse était sans doute mon art préféré.
Bon, peut-être juste après la littérature. Mais la littérature c'est un peu différent, c'est mon art à moi. J'ai une relation intime avec l'écriture que je n'ai pas avec la danse. La danse est mon corps étranger préféré.
L'important est le mot corps. La danse est radicalement, toujours, un corps. Un, deux, trois, quatre, dix, quinze corps. Pour une cérébrale de mon espèce, il y a une fascination à approcher tout ce qui s'exprime par le corps.
J'ai parfois dit que la danse contemporaine est aux arts de la scène ce que la poésie est à la littérature. Je parlais, en fait, d'un certain rapport à l'inconscient. C'est ce qui est si confrontant pour tous ceux qui cherchent à comprendre puisque l'univers qui est déployé a souvent peu à voir avec la rationalité. En poésie, les mots choisis et les images s'adressent à une compréhension plus instinctive ou sensorielle du monde qu'à une analyse rationnelle. En danse, le mouvement travaille sur les mêmes zones d'attache au réel. Des zones souvent laissées dans l'ombre.
Quand Viriginie Brunelle explique comment elle en vient, avec ses interprètes, à ces corps aux postures disloquées, elle met en lumière tout ce qui est caché dans notre propre rapport au corps. En cherchant, à exprimer les émotions et les impressions dans le corps, à assumer les douleurs dans le corps, ils en viennent à des postures qui ne ressemblent pas à notre vie quotidienne. C'est ce qui peut être si troublant si on laisse la danse venir à notre rencontre.
On entend souvent dire que le corps ne ment pas, mais en fait nous mentons quotidiennement par notre corps. Nous savons tout à fait comment maintenir notre démarche normale, une posture admissible, une ouverture (ou non) aux autres, en fonction des contextes. Le corps est notre première vitrine, il ment nécessairement. Ou nous mentons à travers lui.
Les corps disloqués de Virginie Brunelle, c'est aussi votre corps que vous rêvez évaché après un trop copieux souper, lourd de conversations futiles. Un corps qui, s'il s'écoutait, s'écraserait au plancher dans son sentiment d'inutilité. C'est le corps coupé en deux par une douleur d'orgueil ou d'amour (ou les deux). C'est le corps propulsé, littéralement, par le désir. C'est le corps replié, repoussé, croche, boiteux. C'est le corps qui s'écoute dans ses manques, ses failles et ses dérèglements.
Frédérick Gravel parle dans ce documentaire de l'aspect politique de la danse. En bonne politologue, j'estime que le politique est partout, en tout cas dans toute prise de parole publique, je suis donc d'accord. Je dirais encore plus franchement que la danse contemporaine pose souvent les rapports de force au coeur de ses préoccupations. Les extraits des duos que vous pouvez voir sur le site du documentaire l'illustrent bien. Dans le choc de deux corps, la danse évoque des images beaucoup plus globales d'une tension entre deux individualités ou deux groupes qui ne peuvent jamais faire abstraction du pouvoir dans le déséquilibre qui les réunit.
La variable du corps entraîne aussi des questions sur l'intimité. Au-delà de la nudité qui fait souvent la manchette, la danse nous projette dans un rapport au corps qui nous déstabilise. Nous ne pouvons envisager une telle proximité, souvent sensuelle, sans la sexualiser. La danse nous confronte à un corps qui, même lorsqu'il est nu, parle d'autre chose que de lui comme corps utilitaire au plaisir ou comme corps vecteur de fantasme.
La danse nous renvoie à notre propre corps. En soi, c'est une expérience troublante. Elle nous renvoie aussi à des strates d'émotions qui se disent mal (ou pas du tout). À des tabous, à des pulsions inconscientes, à des silences. Elle parle à quelque chose qui sommeille en nous: comme un spasme, comme un vertige, comme un coup de sang.
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