Depuis qu'elles ont commencé à tourner, j'avale de travers chaque fois que j'entends les annonces de la Fondation Chagnon: "Machin\Machine est un grand spécialiste du développement de l'enfant...". Dans le concept, machin/machine s'avère être un parent, un parent dont le rôle est évidemment incontournable dans la stimulation de l'enfant et dans son développement. J'avale de travers sans trop comprendre pourquoi. C'est même un peu émouvant quand la maman fait des coucous avec des débarbouillettes. Alors j'avale de travers en me disant qu'ils savent ce qu'ils font. Ce n'est pas n'importe qui la Fondation Chagnon.
Comment être contre une publicité qui valorise le rôle des parents, qui leur rappelle (parfois leur apprend), qu'un jeu qui fait rire un enfant n'est pas qu'un jeu, mais aussi une partie intégrante de son apprentissage. Il est primordial d'insister sur la nécessité, l'incontournable nécessité, d'être en communication avec son enfant, d'être sa première source de stimulation intellectuelle, émotive, motrice?
Pourtant, mon malaise tient le coup. C'est que cette publicité fait du pouce sur un des lieux communs les plus nocifs à avoir cours dans l'espace public actuellement: l'idée que toutes les opinions, et, par le fait même, toutes les expertises, se valent. Machin et machine sont des parents, sans doute de merveilleux parents, mais ils ne sont pas des spécialistes du développement de l'enfant. Et seraient-ils des spécialistes du développement de l'enfant qu'ils ne seraient pas bien placés pour disserter sur le développement de leur enfant. N'importe quel spécialiste saura vous dire ça.
Les spécialistes n'ont pas bonne presse par les temps qui courent, surtout dans les domaines qui relèvent de l'humain ou ceux qui relèvent de l'esthétique: le développement des enfants, l'éducation en général, les arts et sans doute d'autres qui m'échappent. On entend souvent des propos méprisants sur ces gens qui s'imaginent qu'ils savent mieux que nous ce qu'il faut faire. Mais après tout, vous dira-t-on, "on en a élevé des enfants, on sait ce que c'est". Ce discours qui remet en question la valeur d'un discours spécialisé s'appuie sur le fait qu'il y a de ces choses que nous faisons tous et qui relèvent des goûts, de l'instinct, du savoir ancestral, et que sais-je encore. C'est aussi un discours qui valorise l'expérience personnelle comme source de savoir.
Et tout cela n'est pas complètement faux.
Tous ceux qui ont eu des enfants ont une expérience par rapport au fait d'élever des enfants. Mais un spécialiste n'a pas qu'une expérience personnelle, sa parole s'appuie non seulement sur des centaines de cas, mais elle s'appuie aussi sur l'ensemble d'un corpus d'oeuvres et de recherches. Ces deux paroles (la parole expérientielle et impliquée du parent et la parole spécialiste) ne sont pas, au plan de la valeur intrinsèque, supérieure l'une à l'autre. En fait, elles sont même incomparables parce qu'elles ne s'inscrivent pas du tout dans le même ordre de discours.
Cette légitimation de la parole expérientielle au détriment de la parole spécialiste, c'est exactement ce sur quoi surfe le Sénateur Boisvenu dans le cadre du projet de loi C-10. Cela ne signifie pas que M. Boisvenu ne devrait pas avoir droit de parole sur cette question, seulement qu'on ne devrait jamais perdre de vue d'où il parle: d'une expérience intime et douloureuse. Et uniquement de là.
On vit aussi un problème similaire, que j'ai souvent soulevé, par rapport aux arts et au regard critique. Le jugement de n'importe quel quidam sur un film n'est pas sans intérêt. Le cinéma, après tout, est fait pour son public et tout le monde y entre avec ses goûts, ses expériences, ses filtres. Le discours critique est un autre discours. Un discours qui se devrait de contextualiser, d'inscrire l'oeuvre dans une continuité, de lire ses différents aspects. Ces deux discours sont simplement incomparables.
Si la publicité de la Fondation Chagnon me met mal à l'aise, c'est que pour atteindre son but de valorisation du parent, elle joue sur cette frontière qui me semble particulièrement fragile actuellement. Nous n'avons rien à gagner à consolider cette zone de flou. Un parent impliqué est un grand coup de main au développement d'un enfant, mais serait-il le plus impliqué des parents impliqués qu'il ne serait jamais un spécialiste.
Il est trop occupé à faire des ti-galops et des coucous. Et c'est très bien ainsi.
Je ressens aussi un malaise avec l'émetteur de ces messages publicitaires, la Fondation Chagnon. Voilà donc un groupe de gens richissimes qui, ayant soustrait à l'impôt une somme considérable, usent maintenant de ce pactole pour répandre leur bonne parole. Et l'État, trop content de se défaire de ses responsabilités, laisse faire, ou pire, encourage. Mais qui représentent-ils, ces gens-là?
Rédigé par : Frédéric L | 05/01/2012 à 16:34
C'est bien vrai que les spécialistes ont la vie dure, mais je ne pense pas que cette pub valorise l'expérience du parent au détriment de celle du "véritable spécialiste".
Vous l'avez dit vous-même, les connaissances de l'un et de l'autre sont incomparables. La pub maintient cette différence en soutenant que "vous êtes le spécialiste de VOTRE enfant". Il n'est pas question ici que le parent est spécialiste des enfants en général, mais seulement de son propre enfant. Ça fait toute la différence. D'accord, on dénature un peu le sens du mot "spécialiste", mais... c'est une pub. On peut bien leur permettre de jouer avec les mots, non?
Rédigé par : Sarah | 05/01/2012 à 19:07
Merci.
Ça fait environ un an que je vous lis et j'apprécie beaucoup votre façon de traiter les sujets.
Celui-ci me touche particulièrement puisque je suis éducateur à l'enfance.
Il est vrai que: «Les parents jouent un rôle majeur dans le développement de leur enfant.» (Accueillir la petite enfance; le programme éducatif des services de gardes du Québec). Il n'en demeure pas moins que le rôle parental n'est aucunement inné. Effectivement, les parents connaissent mieux leur propre enfant que quiconque puisqu'ils le côtoient chaque jour, mais ils n'ont pas nécessairement le baguage scientifique leur permettant d’interpréter chacun des comportements de leur enfant. Le/la spécialiste a un savoir et des outils qui lui permettent d’interpréter et d'appuyer les parents. Le/la spécialiste n'est pas infaillible, mais il/elle est une ressource dont on aurait tort de ne pas profiter. Le/la spécialiste est complémentaire au parent.
Je n'ai pas vu la publicité. Mais je peux comprendre comment elle peut être dérangeante en discréditant le savoir non-négligeable de plusieurs spécialistes.
Ceci-dit, il ne faut pas devenir fou, les spécialistes se trompent... ils/elles sont humainEs.
Après tout, on ne naît pas parent... on ne naît pas spécialiste... on le devient!
Rédigé par : Simon Emard | 06/01/2012 à 04:50
Merci à tous pour vos commentaires.
@Sarah: J'ai été attentive à votre commentaire, mais en réentendant la pub, le texte est bel et bien "François Ti-Galop Côté est un des grands spécialistes du développement de l'enfant au Québec". Il n'est pas mention de "son enfant." La pub peut-elle jouer avec les mots? Bien sûr. Moi je me permets de critiquer quand je sens que le jeu de mots contribue à consolider une confusion qui a de plus en plus cours présentement, soit celle entre l'expérience et la spécialisation.
Rédigé par : Catherine | 07/01/2012 à 10:53
@Catherine: Oups! C'est effectivement mon erreur. J'ai conclu trop vite que le slogan que je lisais sur une pub papier de la Fondation Chagnon était le même entendu à la télévision. Désolée! Rigueur, rigueur...
Rédigé par : Sarah | 17/01/2012 à 12:37