Longtemps après l'enfance, longtemps après votre mère, il faut que quelqu'un s'obstine à répéter: "Ça, ce sont tes yeux; ça, c'est ton dos, tes mains, tes cils, tes dents, ta peau, des pépites dans ton iris, ton dos moucheté, ton bras est un javelot..." Sinon, on ne sait pas.
Sophie Fontanel, L'envie, p. 110-111
Depuis plusieurs mois, je repense à cette phrase qui me touche en profondeur, parlant d'un vide qui occupe ma vie. Non seulement je n'ai pas actuellement cette personne qui s'assurerait de replacer mon corps dans le monde et dans les mots, mais je ne l'ai jamais rencontrée. Personne n'a pris le relais de ma mère et il me semble bien qu'on puisse affirmer, maintenant, que je ne sais plus vraiment mon corps. Parce qu'il y a des limites à l'autosuffisance en ces matières.
Récemment, Fabien Deglise constatait dans les pages du Devoir la place de plus en plus ténue que le toucher occupe dans nos vies. Je dois bien admettre qu'au-delà du célibat, il y a carence de toucher dans la mienne. Mes parents ne me touchent plus, ou bien peu. Je crois que le couple parent-enfant se remet toujours difficilement de cette intimité passée qui ne reviendra jamais plus. Mes plus grandes amies ne sont pas des toucheuses non plus. Il fut une autre époque où je fréquentais des gens très colleux. Nous pouvions passer des soirées, arnachés les uns aux autres, comme à des bouées. Nous n'étions pas dans l'absence d'ambiguïté, mais plutôt assez peu préoccupés par l'inévitable ambiguïté d'une telle proximité physique chez des jeunes en ébulition.
Aujourd'hui, l'ambiguïté est peut-être ma principale préoccupation. Ainsi, l'absence de toucher dans ma vie n'est pas tant due à ceux qui m'entourent qu'au fossé que j'ai créé pour des raisons que nous tairons encore. (J'ai mes placards, malgré les apparences...)
Mais trève d'épanchements sur mon sort, je voulais surtout écrire que le toucher est quelque chose d'infiniment intime et qui relève beaucoup de l'instinct. Nous disons d'ailleurs de nos joujous tactiles, auxquels s'intéressait Fabien Deglise dans son article, qu'ils sont intuitifs. Or l'intuition n'est pas une science extacte. Il y a toujours un danger, lorsqu'on ose toucher, de franchir une bulle. C'est ça qui nous rend frileux, la peur de déranger. En même temps, toucher n'oblige pas à s'approcher d'emblée des zones d'intimité comme peut l'être le visage. Une simple main sur l'épaule et avec un peu d'attention, vous saurez rapidement si le corps auquel vous parlez s'ouvre ou se raidit.
La bise s'est généralisée au Québec depuis quelques décennies devenant parfois impersonnelle ou désincarnée, relevant d'un automatisme. Je préfère de loin les calins, mais il est vrai qu'ils sont une autre étape d'intimité. À tout prendre, il me semble qu'on devrait recommencer à explorer tout ce qui se dit dans une poignée de mains ou alors poser une main sur l'épaule pour que la bise se secoue un peu les plumes de la routine.
Cette année, j'ai croisé de nombreuses personnes dont je ne connaissais que l'avatar virtuel. C'est toujours un moment où le corps prend une place importante, parce qu'il est la variable inconnue. Dépendant du type de relations établies en ligne, on cherche nos codes et nos repères. Il m'a entre autres été donné de croiser cette personne qui me pardonnera d'ainsi nous raconter. Par pudeur, je n'aurais pas fait la bise, cette personne l'a faite spontanément. Un peu déroutée, c'est après la bise que j'ai tendu la main en disant "Enchantée!". Et cette personne a fait un truc inédit: elle a pris ma main entre ses deux mains. Ce geste m'a semblé, à vrai dire, bien plus affectueux que la bise qui avait précédé. À la manière de Fontanel, j'ai eu le sentiment qu'on me disait: "Ceci est ta main." Ma main qui n'était pas que politesse. Qui n'était pas que convention. Une main en relation.
En 2012, quand je m'y sentirai invitée, je me promets de toucher un peu plus. Je vous souhaite d'écouter votre instinct qui vous parle des autres, de leur ouverture, de leurs besoins. Parce qu'il est dommage de faire abstraction du corps ou de le confiner aux seuls dialogues érotiques quand il sait dire tellement plus que cela.
Et c'est une cérébrale qui vous le dit... (sans doute un peu guérie d'avoir écrit ceci).
Bonne année.
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