J'ai déjà écrit quelques propos sans sérieux sur les onomatopées dans les médias sociaux. J'en avais profité alors pour parler de quelques subtilités de la ponctuation. Samedi se tenait la journée mondiale de la ponctuation: profitons-en!
C'est en lisant une correspondance de 1928 entre deux écrivains québécois (Simone Routier et Harry Bernard) que la question de la suspension m'a rattrapée. Routier, 27 ans, célibataire, et Bernard, 30 ans, marié et père de famille, s'échangeront des lettres de façon intensive pendant quelques mois avant que Mme Bernard s'en mêle et mette fin à ce qui lui semble une ouverture à la tentation.
Guy Gaudreau et Micheline Tremblay, qui ont regroupé cette correspondance, s'interrogent dans leur analyse quant à la présence du flirt dans cet échange. Pour ma part, ça ne fait aucun doute, au moins en ce qui concerne Simone Routier. Il y a des formes d'emportements qui ne peuvent pas mentir: abondance de lettres, blagues à double-fond, compliments à peine subtils. Pour ce qui est de Bernard, j'aurais tendance à croire qu'il se laisse un peu faire, entretenant d'une main nonchalante le carré de sable de l'ambiguïté. L'air de ne pas y toucher...
L'écriture est très serrée dans cette correspondance. Routier et Bernard maîtrisent leur langue et la ponctuation (dont ils abusent moins, je dirais, que la plupart des gens aujourd'hui) est sobre. Sauf dans une lettre de Bernard, plus longue qu'à l'habitude, qui arrive au tiers de leur histoire. Deux fois dans cette lettre, Bernard utilise le point de suspension. Ponctuation absente dans le reste du livre, son usage m'a intrigué.
Au-delà de l'évidence grammaticale (la suspension indique que l'idée d'une phrase n'est pas complétée), la vieille grammaire de mon adolescence confirme ce que je savais intuitivement: la suspension est une ponctuation de sous-entendus. Bon, pas toujours érotiques, j'en conviens. Mais quand l'espae d'ambiguïté ne demande qu'à se trouver un porte-drapeau, la suspension prend la densité du souffle lorsqu'il est retenu.
De retour en 1928: rien n'est proprement érotique dans le lettre de Bernard, mais l'utilisation coup-sur-coup de points de suspension ouvre un espace de non-dits qui n'existait pas jusque-là.
Suspension 1: Routier souhaitait envoyer un dessin à Bernard et l'a perdu quelque part. Elle lui souligne dans une lettre. Après lui avoir répondu qu'il "pleure" cette disparition, il écrit: "Mais je crains de ne pouvoir vous rendre aucun service en tant que critique artistique. Mais j'oublie que vous ne m'aviez rien demandé dans ce genre..." La suspension ici réfère au non-dit: si elle ne demande pas un avis critique, que demande-t-elle? Elle veut manifestement exposer ses talents, faire dévier la conversation, élargir le champs de la complicité. Il me semble que la suspension habite cette zone de non-dits et que Bernard y reconnaît une dynamique tacite. En verbalisant le fait que l'envoi de dessins ne relève pas (contrairement à l'envoi de poèmes) d'un dialogue sur l'esthétique, il ouvre la voie à la prise de conscience: la relation a pris un autre tournant.
Suspension 2: Dans le paragraphe qui suit immédiatement, Bernard, qui vit à Saint-Hyacinthe, avoue à Routier être allé à Québec sans pour autant la contacter. Il lui dit avoir songé à l'appeler mais avoir été très occupé. Il ajoute: "Sans compter que je n'avais rien de très spécial à vous communiquer, que je craignais par conséquent l'indiscrétion grande..." Ici la suspension est encore plus vivante. C'est une suspension qui appelle une réponse. De ces suspensions où on demande à l'interlocuteur de combler le vide. Le sous-texte semble assez clair: "Dites-moi, je vous prie, que j'aurais dû vous appeler." (Ce qu'elle lui dira d'ailleurs, dans la lettre subséquente, une lettre particulièrement emballée qui prouve bien que Routier a senti l'ouverture.)
Il faut, dans l'utilisation de la suspension, prendre pour acquis que notre interlocuteur sera en mesure de compléter l'idée lancée. Évidemment, on ouvre ainsi la porte à toutes les projections. La suspension est un lit pour le fantasme et meuble bien des fractures du crâne à se demander ce qui pouvait bien se cacher dans cette idée jamais terminée.
Il s'y cache, en tout cas, un espace pour l'autre. La suspension est une ponctuation de complicité. Une main ouverte qui attend. Une invitation...
Source: Guy Gaudreau et Micheline Tremblay (Édition préparée par), Je voudrais bien être un homme, Correspondance littératire entre Simone Routier et Harry Bernard, Éditions David, 2011.
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