La commande était simple: Andrée Chedid. Les filles du blogoclub voulaient saluer le départ de la grande dame de la littérature française dont on a plus entendu parler dans les dernières années par la lignée des fils (Louis et Mathieu) que pour son oeuvre à elle.
J'aurais pu prendre n'importe quoi dans sa production impressionnante (poésie, récit, théâtre, roman, etc.). Elle a fait de tout et de façon abondante. Mais devant les quelques ouvrages que me tendait ce libraire d'occasion près du Cinéma Beaubien, un seul pouvait trouver grâce à mes yeux.
L'autre
Je lis tous les livres qui s'intitulent L'autre. Ou quelque chose de ressemblant. C'est que l'altérité est l'un des sujets qui me fascinent le plus et depuis longtemps.
Dans le "récit de ma vie", je fais apparaître ça vers dix ans. C'était au moment de la folie Jamais sans ma fille. Au moment où des gens qui m'avaient appris à respecter la différence disaient des phrases énormes qui commençaient pas "Les Arabes..." (c'était pas des Arabes puisque c'était en Iran, mais là faudrait pas trop en demander!). Devant ce qui m'apparaissait confusément comme des généralités haineuses (et douteuses), j'ai compris que c'était dans les yeux de l'Autre qu'on apprend à être Soi. Et que parfois, cracher sur l'Autre donne l'impression d'avoir un Soi un peu plus grandiose. Bon, je n'exprimais pas ça comme ça, mais l'intuition était assez prégnante pour que j'en garde des traces aujourd'hui.
Donc, comme je lis tout ce qui s'appelle L'autre, j'ai fait de même pour Andrée Chedid.
Un vieil homme (Simm) traverse sa petite ville un matin de beau temps. Où sommes-nous? Quelque part sur le pourtour de la Méditerranée, sans doute, mais il est impossible d'être plus précis. À la fenêtre d'un hôtel, il aperçoit un jeune homme qui lui sourit et lui fait signe. Cette rencontre, pour le vieil homme, semble une porte ouverte vers l'ailleurs, vers une certaine légèreté. C'est le regard de l'Autre, sur lui et sur son environnement, qui lui permet ce sentiment d'exister, sentiment d'une rare intensité.
Et puis un tremblement de terre, et devant ses yeux ébahis, comme un rêve, son jeune étranger est englouti par l'immeuble.
Simm, convaincu que son vis-à-vis est vivant, s'obstinera contre tous pour le retrouver; veillera une voix, un souffle, qu'il entend sous les décombres, noyant ainsi sa vie dans une quête que tous considèrent absurde.
Cet ouvrage est un objet étrange (hybride entre roman et poésie) au rythme lent, une longue conversation entre un homme et son double. Le roman file un peu comme une marée sans grande envergure, vous prend doucement sans soulever ni passion ni méfiance. On se sent constamment au bord de plonger. On se dit qu'un drame, un mystère, un choc viendra secouer le rythme du récit... Mais non.
Y a-t-il eu un homme à la fenêtre? Y a-t-il un homme sous les décombres? Est-ce le même? Certains diront que la trame manque de rebondissements, mais en ce qui concerne l'altérité, la réflexion porte. La réalité de ce qu'est l'Autre ou de qui est l'Autre est finalement assez secondaire dans nos relations puisqu'on y projette surtout nos besoins, nos peurs et nos envies. Ce qui ne signifie pas pour autant que les relations soient sans intérêt. Ce vieil homme s'est vu, semblable et différent, à la fenêtre d'une auberge. Il (se) cherchera ensuite intensément, au prétexte de sauver une vie. Et quand la vie émergera, Simm va filer, sans demander son reste, sans surtout demander de remerciements, sans se retourner. (Par crainte, sans doute, de la déception du réel.)
Moins qu'une histoire, Andrée Chedid nous convie donc à une méditation sur l'identité et sur le besoin de l'écho de l'Autre pour se trouver.
Je n'ai pu m'empêcher de penser à toutes ces relations virtuelles qui caractérisent notre époque et où il est apparent que l'écho de Soi est plus fondateur que la matérialité de l'Autre. J'ai la conviction que ce n'est pas si neuf, mais que ça n'a jamais été aussi évident. J'aimerais parfois expliquer cela aux prophètes de malheur qui croient que l'écran nous achèvera.
- Tu n'entends pas ce qui se passe dans le monde? À quoi elles mènent, les machines?
- C'est la main qu'il faut changer, pas les choses...
(p. 137)
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